
Un film intense, mais manquant parfois d’audace
Le film gravite autour d’Aydin, un homme riche et respectable qui dirige un petit hôtel en Cappadoce. Son statut de comédien à la retraite est souligné par la profusion de masques ornant les murs de son bureau. Cet indice visuel a valeur d’annonce : au fil des huis clos à venir, le spectateur assistera à des jeux de faux-semblants présidant à autant de douloureuses révélations, et placés sous l’ombre tutélaire de Shakespeare et de Tchekhov, auxquels le texte écrit par Nuri Bilge Ceylan et sa femme multiplie les références. Aux côtés d’Aydin vivent sa jeune épouse Nihal, dévouée à un projet de rénovation d’écoles, et sa sœur Necla, encore sous le coup de son divorce récent. Un homme à tout faire assiste Aydin, notamment pour la gestion de ses biens immobiliers. Dans l’un d’eux vit une famille peinant à régler son loyer et comptant notamment un homme alcoolique, son frère imam et son jeune fils. Un jour, ce dernier jette une pierre contre la voiture d’Aydin, manquant de peu de causer un accident. De cet événement découleront de multiples confrontations verbales, qui iront crescendo au rythme lent et implacable d’une structure polyphonique orchestrée autour d’Aydin et de sa femme. La dramaturgie, profondément confiante dans le pouvoir des dialogues, s’avère aussi intense qu’ambiguë, au service d’un récit limpide, souvent poignant, parfois même haletant. Le film se garde de tous jugements moraux, et accorde à chaque personnage une chance de pleinement exister, avec ses défauts, sa complexité, son courage ou sa lâcheté. On se félicite que chaque être soit ainsi respecté dans son mystère et sa dignité, aucun n’étant réductible à un seul mot ou une seule image – c’est-à-dire à un cliché. Sous cet angle, Winter Sleep apparaît comme un beau film, sensible, intelligent, dont l’authenticité humaine et la violence aussi sourde qu’abyssale marquent les esprits.

L’humilité insoupçonnée et bienvenue d’un grand cinéaste
Il se peut qu’un des moments les plus beaux de Winter Sleep réside dans un plan épuré et mutique, coïncidant avec son mouvement de caméra inaugural. Au bout de quelques minutes de film, juste avant l’écran titre, un lent et fluide travelling avant nous rapproche de la tête d’Aydin. Dressé, méditant, l’homme emmitouflé fait face à une fenêtre et dos au spectateur ; sa silhouette est nimbée d’une lueur blafarde, celle qui depuis le fond de l’écran irradie du paysage splendide et désolé de la Cappadoce. Le mouvement de caméra s’achève dans l’ombre du crâne dont on devine alors le secret état de désarroi voire d’ébullition sous la musique cristalline et désespérée de Schubert (Andantino de la Sonate n°20, D.959). Le fondu au noir, coulé dans cette tête en contre-jour qui envahit l’écran, nous promet une odyssée intérieure. Difficile de rêver une mise en scène plus surlignée. Difficile aussi d’en nier la beauté limpide, toute programmée qu’elle puisse paraître. Or, d’une manière comparable mais plus singulière, plus éloquente encore, le précédent film de Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie, annonçait aussi son programme dès son ouverture – un seul plan de plusieurs minutes où le regard de la caméra devenait mobile avant même le premier mouvement d’appareil. Le viseur était en effet placé devant une vitre, et sa distance focale lentement modifiée. Par ce simple ajustement optique, la réalité s’effeuillait, le miroir devenait fenêtre et des images radicalement distinctes se superposaient et s’enchaînaient. Ainsi, par un choix de mise en scène d’une cohérence exceptionnelle – quoique perceptible dans toute sa plénitude seulement après coup, ou à la re vision – Il était une fois en Anatolie abattait d’emblée ses cartes, et annonçait en moins de deux minutes ce qui allait animer les 2h37 à venir : la mise en scène des regards, leur cloisonnement initial, le choc invisible qui les mettrait en branle, et le voyage tant physique que mental qui s’amorcerait sous les auspices trompeurs d’un polar nocturne.

A l’image de l’auteur du film, Aydin est lui aussi un passeur, un héritier. Il n’aspire pas à créer une œuvre unique et révolutionnaire. Toute vocation de démiurge lui est étrangère. La mission intellectuelle et morale qu’il s’assigne n’en paraît pas moins noble. A l’issue du film, Aydin est enfin mûr pour renoncer aux blogs, aux articles d’humeur publiés dans un journal local et aux flatteries faciles de son ego, et il se met à table pour écrire le livre documenté et ambitieux auquel il aspirait depuis longtemps : une histoire du théâtre turc contemporain. Belle leçon, beau parcours, et beau portrait en creux, peut-être, de l’auteur lui-même, Nuri Bilge Ceylan, qui semble avoir enfin trouvé sa propre voie, médiane, respectable, en-deçà d’un Bergman ou Tarkovski, mais non moins précieuse et féconde. Ainsi, par tous les renoncements dont il procède avant d’accéder à la pureté austère et lumineuse de son finale, Winter Sleep s’affirme comme une œuvre presque modeste, peut-être la moins poseuse et la plus touchante de son auteur. Dans cette optique, cette Palme d’or n’a rien du monument intimidant évoqué un peu précipitamment par certains critiques, c’est avant tout le témoignage d’un humaniste, un film honnête et sincère, qui comme ses personnages ne demande au fond qu’à être aimé. Et qui sans l’ombre d’un doute le mérite.