Voyage à Tokyo

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L’œuvre la plus célèbre et sans doute la plus aboutie du maître nippon.

Un vieux couple septuagénaire décide de rendre visite à leurs enfants, tous établis dans la capitale japonaise. Simplicité du synopsis, rapidité de compréhension et décors minimalistes orientent le regard du spectateur vers une œuvre dépouillée à l’extrême et dont l’objectif principal est de clarifier définitivement les valeurs familiales chères à Ozu. Plus les années passent, plus les guerres se multiplient, plus les enfants des conflits développent un individualisme outrageant et paradoxalement compréhensible. Ozu en est conscient et en fera son point d’orgue qui se retrouvera dans toute sa filmographie.

Le Voyage à Tokyo est une toile réalisée au beau milieu d’un jardin municipal avec comme modèle d’innombrables architectures urbaines. Grisâtre d’un appareil socio-politique qui renforce l’incommunicabilité citoyenne, l’étirant de façon à mettre un terme au déploiement souverain de la nature et de sa cour. Rien ne prédestine le spectateur à plonger tête baissée dans cette histoire ordinaire d’une famille peu exceptionnelle. Quid des scènes de vies conjugales ? Quid des fêtes de familles ? Quid des retournements de situations ou règlements de compte asphyxiants ? Absence radicale de ces ritournelles scénaristiques qui purifie étrangement ce matériau filmique, lui donnant un air gai et redoutable à la fois. Plus le calme traverse la pièce, plus la tempête sera implacable.

Ozu, par petites touches, pose délicatement les pions sur son damier. Manipulation théâtrale certes, mais chaque séquence de ce film nous prépare à un final somptueux. On peut craindre le pire, il n’en est rien tant Ozu déjoue les pièges du drame psychologique en étirant intelligemment le quotidien des protagonistes et surtout en morcelant ses blocs narratifs par des plans d’insert sur des lieux communs où l’ombre de ces indices est irrémédiablement proche de la vérité du cinéaste. Filmer une usine en pleine activité est plus significatif qu’un monologue sur la condition précaire et fuyant des ouvriers. Beauté des sentiments qui entraîne un spectateur incapable de différencier sa propre existence de cette fiction vue et revue maintes fois. Ozu ne pose jamais sa camera sans avoir au préalable retravaillé la séquence. Le moindre mot vient illustrer un regard déjà lourd de symbole. Chez le cinéaste, tout le monde a ses raisons, mais peu sont raisonnables au point d’y croire. Le père sait pertinemment que ses enfants ne sont pas devenus ce qu’il espérait, il ravale tout de même sa fierté et se laisser bercer par cette musique assourdissante.

Le Voyage à Tokyo est une œuvre cinématographique qui tend à prouver une chose fondamentale : l’écran, c’est la vie. Adage truffaldien qui explore les méandres et les recoins obscurs d’une salle de cinéma où l’on projette l’œuvre la plus célèbre et sans doute la plus aboutie du maître nippon, le « cool » Ozu. Difficile de rester de marbre devant une telle affiche de sentiments simples et loyaux, regrettable de conclure sur un état d’esprit qui semble régner depuis de trop longues décennies sur les microcosmes familiaux de notre Occident, remarquable de constater que les images sublimes et adoucissantes du film n’ont pas pris l’ombre d’une ride. Le Voyage à Tokyo est une caverne d’Ali Baba, remplie de richesses qui avec le Temps continue de nous émerveiller.

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