Vénus noire

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Sacrifiant tout élan, forcément décevant, le nouveau « film-monstre » de l’auteur de « La Graine et le mulet » n’en demeure pas moins digne de la plus haute attention.

Véritable virage dans l’œuvre encore jeune mais désormais majeure d’Abdellatif Kechiche (l’un des rares cinéastes français contemporains dont la reconnaissance par « la profession » sut répondre à l’admiration critique), Vénus noire ne peut que décevoir. Décevoir en ce sens que celui dont l’écriture singulière des dialogues et récits, les dispositifs de dissolution des scènes dans la plénitude du moment brillaient jusqu’ici par leur formidable potentiel cathartique, fait ici le choix curieux de la perte d’élan. L’Esquive et La Graine et le mulet (qui, il est vrai, ne fut pas défendu ici, mais nous revenons sur la question dans notre édito) furent en effet deux des films français les plus incarnés, les plus libres de programme et de justification de leurs enjeux de la décennie 2000, l’un faisant de la banlieue et de ses jeunes les vecteurs d’une pure scénographie, l’autre résolvant, par le biais de l’adoption mutuelle d’une jeune fille pleine de vie et d’un vieux travailleur fatigué, l’ancestrale affaire du conflit des générations.

Amour vache

Aucune forme d’adoption cette fois, Vénus noire étant avant tout le fruit d’une plus grande ambition, l’objet d’un dessein plus précis mais surtout moins exclusivement porté par l’imaginaire. Suivant la destinée tragique de Saartjie Baartman, alias « la Vénus hottentote », jeune domestique sud-africaine exploitée par son employeur à des fins d’exhibitions spectaculaires de son anatomie entre Londres et Paris, de 1810 à 1815, Vénus noire ne sera mû par nulle autre urgence que celle de la démonstration. Démonstration par Kechiche de son aptitude à affirmer encore son singulier talent de filmeur, de capteur d’énergies dans le cadre cette fois d’un film historique, les performances de Saartjie valant assurément comme relai de la danse finale du précédent film. Mais surtout, démonstration par ce même Kechiche d’un positionnement politique et moral peut-être trop diffus depuis La Faute à Voltaire, dont le héros était un immigré clandestin.

Il serait aisé de voir en ce recentrage sur « les choses sérieuses », l’élection d’une nouvelle figure marginale et solitaire condamnée à payer les pots cassés de son époque, une interrogation par le cinéaste de son propre parcours. Aisé d’imaginer qu’au même titre que la trajectoire de Jallel, le clandestin en quête d’intégration de La Faute à Voltaire, était une probable allégorie de son statut de jeune cinéaste d’origine maghrébine, dont le premier film ne devait se justifier d’être français, celle de la Vénus hottentote, objet de distraction et de curiosité pour un public unanimement fasciné par ses proportions hors normes, pourrait être celle de son statut actuel.

 

Multi primés, L’Esquive et La Graine et le mulet séduisirent il vrai aussi bien par leurs évidentes qualités cinématographiques, la grande maîtrise de leur mise en scène, la qualité de leurs interprètes respectifs, qu’en raison de leur potentiel idéalement réconciliateur. Nous le disions même ici, suite à la pluie de César reçue par La Graine : par le biais de ce sacre, le cinéma français semblait briser définitivement la glace du clivage ethnique, cette France filmée « comme le pays » se révélant comme la France tout court, celle où une danse du ventre et un grand plat de couscous se dégusteraient avec autant d’appétit qu’un ballet de danse classique ou un cassoulet.

Reste que pour Kechiche, pas tellement dupe, les choses n’étaient sans doute pas si simples, l’adhésion massive à ces récits du présent ne pouvait suffire à asseoir son cinéma sur un confortable siège d’auteur maison. Cette France, ce cinéma français, il fallait peut-être bien les secouer encore un peu, les défier une dernière fois. Remonter pourquoi pas aux sources de la représentation de l’Autre, du regard porté sur l’Etranger, permettant aujourd’hui d’observer Hafsia dansante avec les yeux de l’amour plutôt que comme une bête de foire. Vénus noire serait alors le film du défi, celui d’un retournement du spectacle jusqu’ici séducteur sur lui-même, d’une dissection littérale du rapport entre l’objet du regard et des projections (Rym dans La Graine, Saartjie/la Vénus hottentote dans Vénus noire) et les porteurs de ce regard (les élus de la municipalité sétoise dans La Graine, le petit peuple londonien et la noblesse parisienne dans Vénus noire).

Sans famille

Retour à la marginalité, donc, dans ce nouveau film, mais surtout à la solitude, la Vénus n’ayant, à l’exception de deux serviteurs noirs lui tenant un temps compagnie à Londres, aucun allié, aucun « semblable » susceptible de partager sa douleur. On l’a entrevu dès La Faute à Voltaire, constaté dans L’Esquive, admiré enfin dans La Graine et le mulet, par son choix de miser sur l’élection d’une communauté (les SDF, les jeunes de cité, une famille arabe de Sète) pour mieux édifier des séquences tout ouvertes à leur possible débordement, leur prolongement toujours promis : le cinéma de Kechiche prend son essence dans la solidarité.

La force de frappe, le grand potentiel de séduction de ses films reposent pour l’essentiel dans sa capacité à donner corps à des scènes ressemblant pour la plupart à de véritables matchs, des battles. Baignant dans la même eau, les jeunes de L’Esquive, la famille ultra-recomposée de La Graine parlent avec l’assurance d’une relève, d’une réplique, d’une juste réception. La grâce des plus belles scènes trouvait surtout origine dans l’identification par chacun des codes garantissant une même longueur d’onde, une coexistence.

Tout sauf un cinéma de solitaires, donc. A moins que l’on excepte le sort du héros de chaque film : expulsion de Jallel, boycott de la représentation finale par un Krimo constatant à la fois son manque de goût et de talent pour la comédie et l’échec de sa quête amoureuse, essoufflement puis écroulement d’un Slimane suppliant une bande de jeunes de lui rendre sa mobylette. Exceptions contestant moins cette de solidarité qu’ils ne travaillent à clore ces fables sur une pointe d’amertume, le rappel d’une singularité de chacun que la surpopulation des plans et des récits contribuait plus ou moins à nier. Appel d’air rejoignant par ailleurs cette idée d’une nécessaire sortie du groupe, défendue il y a deux semaines par Sophie Letourneur, en guise d’explication de la décision finale de l’héroïne de La Vie au ranch.

La solitude de Saartjie est quant à elle tout sauf un choix : une véritable croix, ce qui à la fois la fait tenir, résister à la violence de son exploitation, supporter le regard et les humiliations que lui font subir des « maîtres » et spectateurs faisant fi de toute empathie, mais finira surtout par la tuer à petit feu, la dévorer. Pour une fois, Abdellatif Kechiche, qui il est vrai ne peut faire autrement en raison de l’authenticité de son sujet (les organes et ossements de Saartjie, disséquée froidement par des scientifiques suite à sa mort prématurée, ne seront rapatriés en Afrique du sud qu’en 2002, soit près de 200 ans après, en vue d’une sépulture enfin digne), se résout à renoncer à toute potentielle fraternité pour son personnage. Et ce n’est bien sûr pas la supposée « association » qu’elle-même plaidera pour défendre – sous influence – son maître jugé pour exploitation d’être humain qui tiendra lieu d’objection.

 Prendre ta douleur

Cette profonde cruauté, ce caractère plus clos du dispositif de Kechiche participe ainsi du décalage de cette Vénus noire d’avec les élans revigorants de ses prédécesseurs, tout en le rendant, revenons-y, plus déceptif, voire proche sur la fin de l’insupportable. Le film, qui gagnait durant ses deux premières heures à accorder à Saartjie comme aux deux hommes qui l’exploitent successivement (joués par les irréprochables Andre Jacobs et Olivier Gourmet) l’espace nécessaire au bénéfice du doute – la jeune femme étant, il vrai, traitée hors scène avec un apparent respect, tant qu’elle accepte bien sûr de suivre sans résistance les règles qu’on lui a imposées –, bifurque en effet malheureusement sur la fin du côté d’une focalisation douteuse sur l’aspect « sexuel » du corps de la Vénus.

Prêtée aux scientifiques français en vue d’un examen détaillé de son anatomie, Saartjie refuse de se séparer d’un pagne dissimulant son sexe. Or celui-ci, selon les informations aidant à identifier une femme hottentote, se distinguerait par l’extraordinaire longueur de ses petites lèvres, devenant par là même le véritable motif de l’intérêt de ces messieurs. Obscénité du regard scientifique rejoignant celle des spectateurs londoniens et parisiens des exhibitions de la Vénus, achevant surtout, par le choix de Kechiche de faire cette fois encore totalement corps avec la situation, de rendre le film lui-même finalement très obscène, trop proche de l’abjection qu’il tend à dénoncer.

                                                                                                              

Car chercher à faire ressortir le caractère criminel, invivable de l’exploitation de Saartjie Baartman exigeait bien davantage qu’une perpétuation du système Kechiche : une profonde remise en question, un éventuel repositionnement. On ne peut décemment pas filmer un viol collectif d’intimité (comment définir autrement l’insupportable séquence d’exhibition du sexe de la Vénus à une noblesse aussi vicieuse qu’embarrassée) de la même manière qu’une danse du ventre destinée à distraire les décideurs d’une commune. De même, la magnifique ressemblance de la statue édifiée à partir du moule post-mortem de son corps ne peut suffire à racheter la dimension excessivement clinique de l’amputation de son sexe à des fins de démonstration scientifique (le film s’ouvre par une conférence prenant appui sur l’exposition de cette statue et cet organe).

Vénus noire se veut être, comme dorénavant tout film d’Abdellatif Kechiche depuis La Graine et le mulet, un monument, une date, un « film-monstre ». Voyez sa durée (2h45, dont une bonne demi-heure de trop sur la fin), son sujet (la réhabilitation d’une victime parmi d’autres d’un certain obscurantisme occidental), sa forme (plus que jamais, beaucoup de dépense, d’énergie, de frontalité, le moins de suggestion possible). Il est évident que ce film fera débat, que tout le monde ne le goûtera pas avec l’appétit ayant invité à se resservir encore de la graine, que plus d’un ne manquera pas de l’esquiver suite à sa première vision. Il est loin d’être certain surtout que le sacre soit au rendez-vous, lors des prochains César, l’accueil très réservé de la dernière Mostra de Venise donnant idée du potentiel de répulsion de pareil objet. Film ambitieux, volontaire, voire volontariste, Vénus noire marque assurément un vrai tournant dans la carrière d’Abdellatif Kechiche.

 

Pour Kechiche ?

Nul ne sait en effet si cette soustraction au présent, au « contemporain » amorce chez le cinéaste une quête d’extériorité, d’esquive de ses propres habitudes. Si le fait de s’attaquer à un grand sujet, d’engager son cinéma sur les voies de la grande histoire sont les indices, en même temps que d’une volonté de défiance vis-à-vis d’un public et une critique trop amoureux, d’un questionnement  de sa faculté de réappropriation d’un matériau trop grand pour lui (destin méconnu de la Vénus hottentote, représentation périlleuse de ces séquences d’exhibition, mise à nue littérale d’une actrice par ailleurs impressionnante …).

Toujours est-il que cette fois, partisans et sceptiques pourront se rejoindre sur au moins quelques points excédant le constat de virtuosité d’un cinéaste définitivement passionnant : y-a-t-il quelque plaisir à regarder Vénus noire ? L’évidence que ce dernier film est animé par un objectif plus précis que les deux coups de force précédents – celui d’interroger le spectacle tout en prenant appui sur son pouvoir d’attraction  – ne conduit-elle pas au constat d’une certaine impasse de cette esthétique du tout fusionnel ? Quelles sont surtout les attentes d’Abdellatif Kechiche, à l’heure de la présentation de ce film ?

Celle d’une simple expérience de spectateur, laissant chacun libre de son appréciation, comme toute œuvre qui se respecte ? Celle d’une potentielle exploitation « pratique » de ce film à des fins pédagogiques ? Celle, à l’heure surtout du scandale Jean-Paul Guerlain et autres événements récents confirmant que les questions du racisme, de l’homophobie et autres signes de clivages identitaires et intellectuels ne sont bien sûr pas réglées, d’une « récupération » politique à dessein de donner une certaine idée figurative de la difficulté d’être soi ? Pour ces questions et beaucoup d’autres, Vénus noire est, à défaut de satisfaire, digne de la plus haute attention.

Titre original : Vénus noire

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Durée : 159 mn


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