Romantisme et impressionnisme
Paris : tandis qu’il fait la rencontre de Gulcan, un étranger ingénu ne parlant pas français, Manet cherche à convaincre Baudelaire de critiquer sa peinture. Toute la particularité du film de Pascale Bodet consiste en ce qu’elle filme cette histoire, au cours de laquelle Manet comme Baudelaire s’interrogent sur le sens de l’art, dans le Paris bien réel de 2019. À travers ce geste très ferrerien, l’auteure montre ainsi deux figures emblématiques du romantisme et de l’impressionnisme déambuler dans une ville telle des fantômes revenus hanter leurs héritiers. Et si de premier abord le geste peut sembler humoristique, très vite, à mesure que les états d’âme des deux artistes s’affirment, l’œuvre prend une tournure romanesque et tragique. Cela émane pour grande partie du jeu des acteurs : au naturel et psychologique, comme si de rien n’était, et que le mélange dès époques dans lequel nous plonge la réalisatrice n’avait pas lieu.
Classique et moderne
Ces acteurs incarnent ainsi des personnages dont l’exotisme du comportement émane principalement de leur tenue, de leur allure et des meurs du XIXe siècle qu’ils véhiculent, et non pas d’émotions où d’états d’âme qu’ils ressentent. L’absence quasi intégrale (mais fortement symbolique si employée) de la musique achève de renforcer l’attention du public sur les échanges des personnages. Le contraste ainsi généré entre le jeu et l’attitude des interprètes, comme avec la profondeur des propos tenus, permet à l’auteure de réactualiser leurs messages ou, en tous cas, de les débarrasser de leurs oripeaux historiques et du vernis craquelés de leur légende. Il en résulte qu’elle montre en quoi leur controverse, soit la confrontation de la pensée classique à la pensée moderne, est toujours actuelle et comment, derrière une attitude ou une allure exubérante, se cache des profils profondément humains.
Cadres et postures
Le système plastique de l’auteure appuie, quant à lui, cette dynamique. Elle choisit en effet d’avoir recours à un cadre quasi intégralement fixe qui isole souvent les personnages les uns des autres (les rares panoramiques les séparent lorsqu’ils sont à deux dans le plan) met en avant le mouvement de leur corps dans l’espace et accentue donc la solitude dans laquelle Baudelaire et Manet sont pris. Une solitude spirituelle comme émotionnelle qui est encore accrue par le vide des rues de Paris. De cette façon, Pascale Bodet, en plaçant l’attitude de ses personnages au cœur de ses plans, parvient à surligner sans peine la nature artificielle du comportement social des artistes, tandis que les rares gros plans, eux, montrent la profondeur intérieure dont ils jouissent au travers de la mise en avant de leurs regards.
Réalisme et abstraction
Qui plus est, au sein de ses plans, l’auteure dissémine ça est là un réseau de symboles ou de références utiles à appuyer les propos des personnages vis-à-vis de la relation qu’ils entretiennent entre eux ou avec leur art. Comme, par exemple, le rapport de l’art à l’argent et l’impact sur leur liberté de création. Mais surtout, l’incompréhension de l’art de Manet par Baudelaire (en dépit de l’amitié qu’il lui porte) de sa nature impressionniste et non réaliste, du fait que sa peinture est une esquisse du réel plus que sa représentation exacte, questionne les possibilités de compréhension, de communications, d’univers distincts bien qu’ils soient plongés dans un même monde. Une réflexion qui, combinée à la nature picturale des cadrages, confère au film une dimension autoréflexive. Une dimension qui pousse elle-même le spectateur à s’interroger sur l’identité du cinéma et la place qu’il occupe au sein de ce débat.
Le cœur et les yeux
Le point de jonction permettant la communication des mondes classique et moderne au sein de l’intrigue, base de la dynamique du scénario, se trouve être ironiquement Gulcan. Gulcan l’homme au grand cœur (formidable Serge Bozon) véritable courroie de transmission qui ne sait pas parler français, mais sait regarder, sentir et transmettre ses sensations. Ce sens de l’ironie et de l’autodérision travaille intelligemment tout le film, notamment la confrontation finale et savoureuse de Manet avec plusieurs des caricatures de ses tableaux. Une confrontation qui met en perspective la fine différence qui permet de déterminer la nature d’une œuvre ; ce qui permet de dire qu’elle est valable ou une simplement caricaturale. Le choix, la subtilité, du film consiste ainsi à dire qu’in fine, c’est le regard des individus qui détermine le sens et l’identité de ce que l’on voit.
Absurde et mélancolique
Pourvue d’une étrange atmosphère emplie de mélancolie d’humour et de poésie, qui n’a de cesse d’entrer en résonance de façon organique avec l’univers de chacun des artistes (l’usage de procéder visuel tel que la transparence accentue cette nature) l’œuvre de Pascale Bodet dispose d’une authentique identité duale, à la fois absurde et sentimentale. Film qui n’est pas sans rappeler Cosmos, le dernier Andrzej Zulawski, Vas-tu renoncer ? parviens avec finesse, tout en ayant de belles réflexions intellectuelles et un parti pris burlesque, à toujours demeurer à échelle humaine. Il est un objet bien rythmé, bien joué, tendre comme truculent, en un mot et à l’image de son sujet : hypnotisant.