La prééminence de la comédie à l’italienne et son irruption à l’orée des années 60 est le fait du contrecoup
cathartique de la dépression néo-réaliste de l’après-guerre. Un afflux de comédies grinçantes censées tirer vers le haut le moral dans les chaussettes des transalpins mis à genoux par les privations d’une guerre dévastatrice pour le pays vint contrebalancer ce courant néo-réaliste passé de mode. Dans l’immédiat après-guerre et l’entre-deux de la reconstruction et avant le boom économique, le mode néo-réaliste perdura et survivra à travers des tragi-comédies de mœurs naturalistes par leur localisation.
Dans cette mouvance, Pietro Germi se considère comme un social-démocrate. Par opposition à un Monicelli qui cultive ouvertement une sympathie communiste, Germi refuse, quant à lui, l’adhésion ou l’appartenance à une quelconque idéologie spécifique. Il croit en l’égalité sociale et pourfend l’hypocrisie des valeurs culturelles traditionnelles conservatrices de la société italienne de son temps.
La loi de la nature avant celle des hommes
La Sicile forme une excroissance de la péninsule italienne et son insularisme expose de facto ses autochtones à un état d’immobilisme social par l’âpreté de valeurs rigides qui les rendent imperméables à la modernité. Et surtout à ce travers ancestral à vouloir faire passer la loi de la nature avant celle des hommes. Le temps finit par panser toutes les plaies mais pas vraiment dans ce no man’s land des contrées siciliennes arides et reculées.
Les raisins de la colère version transalpine : Le chemin (escarpé) de l’espérance (1950)
Une cohorte bringuebalante de mineurs siciliens -ayant dû faire face à la fermeture inopinée d’une mine de soufre dans le bourg villageois de Sciacca rebaptisé Capodarso- décident de laisser derrière eux leur vie de misère pour tenter l’aventure de la transhumance vers la France, terre promise et eldorado de la dernière chance. Leur route se révèle semée d’embûches. Piégés par un passeur contrebandier indélicat tandis que les expatriations clandestines sont jugées illégales malgré qu’un élan de solidarité s’esquisse, ils échouent dans la campagne pour finir par se rendre indésirables aux yeux de la population locale. Embauchés au sein d’un latifundium, sorte de domaine céréalier aux méthodes d’exploitation archaïques, ils sont alors perçus comme des “jaunes”, ces briseurs de grèves venus “manger le pain” des autochtones.
Pietro Germi brosse un portrait âprement réaliste et sans concession de ces Siciliens spoliés de tous leurs maigres biens pour entreprendre de leur propre chef ; forcés et contraints par le cours des événements d’abandonner leurs foyers existentiels. L’odyssée est chaotique et son traitement esthétique relève encore du mélodrame néo-réaliste auquel le film appartient de plain-pied. Les intrigues secondaires sont contingentes de la difficile progression des immigrés transplantés sur une terre hostile.
Le réalisateur de Divorce à l’italienne aborde cet épisode de l’exode avec toute l’humanité requise ; sensible au sort incertain réservé à ces défavorisés en marche et le jeu sobre de Raf Vallone dans un rôle de père attentionné à sa jeune progéniture, fédérateur du groupe d’expatriés, fait mouche en pendant à son alter ego Henry Fonda dans le film de John Ford (les raisins de la colère) réalisé dix ans auparavant.
Pietro Germi filme ces femmes siciliennes tout de noir vêtues, contrastant avec la blancheur du paysage aride et brûlé par le soleil, statufiées dans un silence marmoréen à l’occasion d’une grève sur le tas en solidarité avec leurs mineurs de maris coincés dans la mine promise à la faillite.
Le sud de la France compte alors de nombreux immigrés italiens appelés à décroître au milieu des années 70.
Séduite et abandonnée (1964) : une tragi comédie de moeurs qui tourne au grotesque
L’image stéréotypée de la famille du mezzogiorno devient ici une réalité outrée jusqu’à en devenir irréelle. C’est cette famille des régions du sud de l’Italie, autocentrée et farouchement nucléaire, rétrograde et repliée sur elle-même, prônant la suprématie masculine, la possession jalouse, la revendication de l’honneur, la légitimation de la vengeance qui est montrée du doigt dans une surenchère caricaturale.
Dans la droite ligne de Divorce à l’italienne (1961) qui vaudra la reconnaissance internationale à Pietro Germi, le cinéaste s’adjoint la collaboration fructueuse de Luciano Vincenzoni et Age et Scarpelli pour bâtir un
scénario au vitriol surenchérissant d’humour noir et remettre le couvert dans le registre comique grinçant. Avant Séduite et abandonnée, le baron fictif de Divorce à l’italienne, Marcello Mastroianni, s’ingéniait par tous les moyens à trucider son laideron de femme pour marrier la jeune et belle Stéfania Sandrelli.
Séduite et abandonnée.. fait figure de locution populaire dans la société italienne de ces années scellant le destin des jeunes filles en fleur ; permettant à leurs pères et frères de sauver l’honneur de la famille en prenant leur revanche sur la fille nubile de la famille, objet de convoitises masculines, séduite puis subornée et abandonnée. Tandis que, dans le meilleur des cas, le vil séducteur se tirait d’affaire en mariant la jeune fille abusée.
“Le mariage efface tout, mieux qu’un pardon général” entend-on dire dans le film par le truchement de la rumeur publique. Le pré-texte est l’existence d’une disposition particulière d’un article du code civil italien stipulant que, si un homme viole une femme, il doit aller en prison. Mais s’ il consent néanmoins à l’épouser, il sera exempté. Stupide et anachronique manquement de la loi : plus aberrant est le fait que la majorité des femmes abusées acceptaient de se laisser marier.
Sous les coups de boutoir enflammés d’un scénario survitaminé, la satire vire au grotesque et à la pantalonnade. La farce sombre cède à la rumeur publique. Stefania Sandrelli incarne un jeune animal sensuel à la vertu équivoque, exagérément couvée par sa famille intrusive.
Bienvenue en Absurdistan (intertitre)
Dans un registre parodique déjanté, le pater familias Vincenzo Ascalone( Saro Urzi) se donne un mal de chien pour sauver l’honneur familial en dissimulant par tous les moyens les soupçons de corruption jetés sur la vertu de sa fille Agnese (Stefania Sandrelli).
Grâce à une photographie noir et blanc expressionniste au cordeau, la réalisation rend admirablement compte de l’atmosphère d’hystérie collective portée à l’incandescence. Au hasard d’ une chorégraphie frénétique d’une galerie de protagonistes, le grand angle cueille des scènes outrées pour s’appesantir sur une série de gros plans de trognes siciliennes. Plus l’on s’approche de la fin du film et plus les situations décalées s’amoncellent dans un renversement quasi ininterrompu et violent de destins contrariés. Au point de tension extrême où la caricature reprend à chaque fois le dessus sur la narration.
Par un ironique retour de manivelle, le film connaîtra un flop prévisible dans son exploitation au sud de l’Italie. La
clause de l’article de loi autorisant les séducteurs et les kidnappeurs d’échapper à la prison en épousant leurs victimes sera abolie en 1981 et il faudra attendre 1970 pour que le divorce soit reconnu en Italie.
Au nom de la loi (1949): dura lex sed lex
L’œuvre mineure il faut bien le dire mais à redécouvrir se présente comme une sorte de western policier d’investigation. Il se déroule toujours dans cette contrée aride et reculée de Sciacca en Sicile et rappelle en demi-teinte le film crépusculaire de John Sturges : Un homme est passé par son argument narratif. Massimo Girotti campe le jeune magistrat palermitain Guido Schiavi, incorruptible et bien décidé à faire respecter la loi étatique là où perdure l’omerta et la loi de la nature donc du plus fort. Pour ce faire, il devra en découdre avec la population, la mafia et les édiles locaux malgré ses efforts consentis à obtenir la réouverture d’une mine désaffectée contre l’intérêt de son propriétaire terrien. Un vent de justice souffle sur le bourg villageois grâce à l’action du juge intègre mais il va vite se heurter aux compromissions de la mafia et aux intérêts divergents de l’aristocratie en place.
Pietro Germi est doté d’une détermination et d’une énergie dévastatrices. D’un goût certain pour la polémique tout en étant rétif au cirque médiatique, il est animé de la rage sociale avec laquelle il empoigne à bras le corps ses sujets. Même s’il reste trop démonstratif dans ses épanchements et ses rancœurs, il demeure proprement inclassable par son indifférenciation des genres. Il est incontestablement l’enfant turbulent du cinéma italien et ne serait-ce qu’à ce titre mérite qu’on réhabilite sa filmographie.
Ce triptyque sicilien est diffusé sur les écrans et en blu-ray /dvds par Tamasa distribution.