Trois enfants irakiens de American Sniper

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À l’heure des bilans de l’année 2015, retour sur le dernier film de Clint Eastwood et sur l’impossibilité d’un regard.

Le générique de fin de American Sniper se termine sur ces quelques mots : "This film is based on actual historical events. Dialogue and certain events and characters contained in the film were created for the purpose of dramatization". (« Ce film est basé sur des événements historiques réels. Les dialogues, certaines actions et personnages contenus dans le film ont été créés dans un but de dramatisation. »)

Pour les besoins de la dramatisation, Clint Eastwood a ainsi créé trois enfants irakiens.

1. 


Vingt-sixième minute
 
Un jeune garçon, accompagné de sa mère, apparait dans la lunette du sniper Chris Kyle (Bradley Cooper). La femme donne à l’enfant une grenade et il se met à courir en direction de soldats américains. Au point le plus culminant du suspense, lorsque le soldat appuie sur la détente, c’est un autre coup de feu qui retentit et introduit un flashback de vingt minutes : lors d’une partie de chasse avec son père, Chris, alors enfant, tue un cerf. Pendant ce retour en arrière qui servira à faire de Chris un héros, Clint Eastwood laisse le jeune Irakien en équilibre. Ni mort, ni vivant, il le met littéralement « sur pause ». Le visage d’un gosse transformé en bombe humaine n’existe que comme le miroir où se reflète l’enfant américain. Il n’est là que pour Chris et ne vit que pour se faire tuer par lui.
 
Le retour au « présent » est alors violent : Chris appuie sur la détente et atteint le garçon au cœur. Il meurt en plein milieu de l’écran et le mutisme de son tueur en contrechamp vaut comme affliction. Il n’y a pas de mots pour décrire l’horreur de ce qu’a fait Chris alors le soldat encaisse dans un silence entendu la mort de l’enfant. Une fois tout cela digéré, restera l’image d’un gosse envoyé à la mort par sa mère et celle de son tueur, digne dans la douleur de sa culpabilité.

2.


Quarante-sixième minute
 

Accompagné des hurlements de son père, de sa mère et des tirs de fusils autour de lui, un enfant meurt d’un coup de perceuse dans le crâne. Cette fois-ci aucun problème moral ne se pose. Ce n’est pas Chris qui le tue mais un tortionnaire irakien, et il semble important pour Clint Eastwood de s’approcher au plus près de la jeune victime. La lunette du sniper est inutile car le réalisateur a besoin d’un gros plan immobile et net. Il a besoin de nous montrer l’immontrable même brièvement (le plan dure une seconde). La croix de la cible au milieu de l’écran n’a plus sa place car on a changé de regard. Ce n’est plus l’œil de Chris qui laisse mourir cet enfant mais une caméra à l’épaule qui a réussit à se rapprocher de « la scène ». L’image capturée, quasi-journalistique, libère le sniper américain de sa culpabilité et de ses éventuels remords passés. Il n’est désormais plus le seul à voir. D’images en images, après la mère sacrifiant son fils, une idée continue de se construire : les Irakiens n’ont besoin de personne pour tuer leurs enfants.  
 
3. 
 
 
Quatre-vingt-douzième minute
 
Un gamin de dix ans ramasse un lance-roquettes sur le cadavre d’un homme. Un lance-roquettes c’est lourd pour un enfant de cet âge alors la scène s’étire. Il manque de le faire tomber, arrive enfin à le mettre sur son épaule et vise un véhicule américain. Jusqu’à ce qu’il finisse par jeter l’arme à ses pieds sans s’en servir et par s’enfuir, l’enfant est dans le viseur de Chris. Après avoir hésité durant toute la scène, le soldat américain ne tire pas et laisse le garçon partir sain et sauf. La dramatisation d’Eastwood tient ici à sauver ce qu’il avait filmé depuis plus d’une heure comme de la chair à canon : un gosse. Cette dramatisation, ce sont les larmes de Chris et le soulagement d’un spectateur que le réalisateur avait conditionné au pire afin de mieux le libérer. 

Le troisième enfant irakien de American Sniper n’est pas moins un outil que les deux autres. C’est lui qui permet l’ultime rapprochement émotionnel entre l’anti-héros américain et son public. C’est lui qui finit d’ouvrir la porte de l’intime, entrouverte depuis le flashback inaugural. Si American Sniper n’est pas un film patriotique (l’épave que devient Chris nous le prouve bien), c’est un film qui n’arrive jamais à regarder en face toutes les victimes d’une guerre que pourtant il rejette. Si Chris est bien pour Eastwood l’une de ses victimes, la subjectivité du récit oblige le réalisateur à raconter l’Histoire en lui sacrifiant les plus faibles. Si une empathie devient possible avec le héros américain, c’est grâce aux sacrifices d’enfants irakiens dont on ne sait rien et à qui on enlève tout. Un œil dans la lunette et l’autre fermé, le regard de Clint Eastwood ne peut être qu’unilatéral. N’a-t-il pas vu ces trois enfants irakiens ou a-t-il fait semblant de ne pas les voir ?

Titre original : American Sniper

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Durée : 131 mn


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