Travail au noir

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Usant jusqu’à la trame de la dissonance, Jerzy Skolimowski laisse éclater un ton iconoclaste qui renouvelle avec bonheur la litanie amère des films-constats auxquels nous a habitué le désarroi polonais. Ressortie en salles.

« Ce film est né d’une overdose d’histoire injectée aux Polonais. C’est, en réaction, le sourire d’auto défense d’un homme blessé. » Jerzy Skolimowski

L’épigraphe annonce clairement la couleur comme le contrepied du titre original : la vision poussée au noir de la crise polonaise n’est plus de mise. Elle symbolise, pour l’exilé qu’est déjà Skolimowski à l’époque du tournage,une période de pessimisme et de mélancolie trop longtemps exaspérée. Le seul exorcisme efficace, le cinéaste l’a trouvé dans l’absurde d’un état qui confine à la quadrature du cercle.

Quatre « hommes de marbre » transplantés à Londres avec outils et bagages

Le point de départ du film est l’expatriation vécue par « quatre hommes de marbre » qui, dépêchés à Londres sur ordre de leur patron polonais, entreprennent la complète réfection de sa résidence secondaire. A la jointure des images, comme par effraction, le rire découle d’un pathétique saugrenu : les ouvriers sont transplantés avec outils et bagages hors de leur réalité quotidienne, impunément dépaysés. Ils donnent alors l’impression de toujours tomber de la lune-celle du titre anglais « moonlighting »-, comme si ils trouvaient, en place d’une literie confortable, un sommier qui grince.

Au déracinement de ces hommes en terre étrangère s’oppose leur enracinement dans le concret (travaux de démolition puis de remise en état,gestes quotidiens de la survie) qui les assigne à résidence. Ces maçons de choc et sans doute un peu plombiers vivent leur solitude en commun.Ils restent murés dans un esseulement auquel le travail astreignant et la perspective d’en finir les arrachent par intermittence.

Un labeur de taupes accompli dans la clandestinité

Comme dans Le Trou de Jacques Becker (1962), ce labeur de taupes accompli dans la clandestinité, ascèse libératrice, les affranchit de la conscience du temps. Et c’est quand ils se retrouvent atrophiés dans une position d’attente prolongée qu’ils souffrent de toutes les frustrations et qu’éclatent les conflits entre eux. Ils apparaissent alors tels qu’en eux-mêmes : des réprouvés, des excommuniés et des exclus dont tout le monde s’éloigne.

Autour du principal protagoniste, le contremaître Novak (Jeremy Irons), le film trahit la complicité difficile entre une « cervelle » et de plusieurs « bras ». Averti le 13 décembre 1981 de la proclamation de l’état de guerre en Pologne, Novak choisit de taire l’événement à ses compatriotes d’infortune pour préserver le sentiment communautaire et remplir le contrat jusqu’à son terme.

 

 

Le vol intervient comme un exutoire par sa fonction de purgation des passions refoulées

Courroie de transmission du groupe d’exilés, Novak vole à la tire afin de renforcer l’esprit de travail et les liens d’exclusion qui le rattachent aux autres, ses « ballons captifs ». Transgressif, le vol est un exutoire aux « travaux forcés ». Si le travail se trouve stimulé par la dynamique de la réclusion,le vol, répété, fait respirer Novak à la surface par sa fonction cathartique de purgation des passions refoulées.

La référence au Pickpocket de Robert Bresson s’impose en de courtes scènes où s’exerce la fièvre jubilatoire du spectateur. Mais le chapardage et cette façon subreptice de filouter à la tire n’est lui-même suggéré que par ellipses comme si Skolimowski volait à son tour le voleur et aussi pour ne pas induire que tous les polonais parachutés en terre étrangère seraient forcément des dévoyés. Le vol à la tire est l’apanage du loup solitaire qui n’entend pas mettre la communauté en danger et qui enfreint sciemment les règles tout en évaluant le danger qu’il encoure.

Dans Pickpocket, le vol est érigé en système et le voleur est sciemment en butte avec la société capitaliste. Rien de tel ici bien que le vol à la tire soit un exutoire où le polonais parachuté
découvre un pays libéral ouvert à la libre circulation des biens de consommation bien loin du contingentement d’un gouvernement communiste.

 

Le clair de lune de la dérision s’est noyé dans le soleil noir du désespoir

Acculé à une situation de cantonnement inextricable et sans issue ni échappatoire, Novak est assailli obsessionnellement par l’image de sa femme, Anna. Seul l’emprise du vol et sa fonction érotique libératoire contribue à l’en détacher comme un dérivatif à sa condition d’exilé assigné à demeure secondaire. L’absence s’exprime dans la douleur du manque et le manque est aussi un vol contraint.

Dans une séquence remarquable de concision, le téléviseur qui est le seul lien ombilical matriciel qui relie Novak et ses compagnons à la réalité du monde lui renvoie le portrait en mouvement d’Anna qui lui sourit et lui décoche une oeillade sans équivoque comme le reflet fantasmatique de sa frustration. Il brise alors sur l’écran du téléviseur la bouteille d’alcool à laquelle il se raccrochait comme pour conjurer le sortilège.

L’image comme les personnages butent sur un espace limité, discontinu forcément circonscrit par l’écueil de la langue. L’annonce de l’état de guerre en terre polonaise porte l’exil des travailleurs à un point de non-retour. Finalement, on les retrouve, pareils aux héros d’une farce tragi-comique à
l’italienne, poussant leurs caddies à pied pour rejoindre l’aéroport. Le clair de lune de la dérision s’est noyé dans le soleil noir du désespoir.

 

Distributeur Malavida

Rétrospective en 4 films de Jerzy Skolimowski  comprenant également Signes particuliers : néant (1964), Walkover (1965) et Le Bateau phare (1985).

Titre original : Moonlighting

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Durée : 97 mn


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