Théorème

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Fantaisie surréaliste, « Théorème » traduit sans ambiguïté les obsessions existentielles de Pier Paolo Pasolini. Artiste intellectuel maudit à l’homosexualité revendiquée, il livre ici un plaidoyer pro-domo. Un temps jugée scabreuse et taxée d’obscénité, la parabole filmique déclencha une controverse sulfureuse à sa sortie en 1968. Relecture de ce monument de provocation sous l’angle de la morale sexuelle.

La bourgeoisie doit contempler ses erreurs et souffrir par elles.” Pier Paolo Pasolini

 

Une intrigue narrative minimaliste

La fable est une critique sous-jacente de l’Italie industrielle de l’après-guerre mêlant soigneusement le profane avec le sacré.

Un visiteur inopiné à la présence magnétique s’insinue dans une famille bourgeoise. Sous sa houlette, cette dernière “rencontre son chemin de damas” en révélant à ses membres une sexualité jusqu’alors réprimée. Une fois le mystérieux émissaire évaporé dans la nature, ces derniers s’enfoncent dans leurs errements pour certains, perdent leurs repères ou encore subliment leurs instincts pour d’autres.

A travers ce film hybride et décousu, le cinéaste de L’évangile selon Saint-Matthieu déconstruit un modèle bourgeois aliéné auquel il se défend d’appartenir. Lui qui est enraciné dans les valeurs culturelles pré-industrielles de son Frioul natal intégrant la chrétienté, il pourrait se définir comme un marxiste chrétien sans la croyance en Dieu. L’allégorie mystique est le fil rouge de sa filmographie. En 1964, il choisit déjà de tourner son évangile selon Saint-Matthieu à Matera et dans les Pouilles, un cadre des plus agrestes pour exprimer tout le dénuement de la geste christique. Il faut être athée pour faire un bon film religieux.


Le visiteur accidentel, catalyseur d’une sexualité refoulée..

Un théorème est un énoncé ou un postulat problématique. L’hypothèse de Pasolini se fonde sur son aversion de la bourgeoisie italienne. Il introduit un élément perturbateur dans cette famille provoquant un choc traumatique, une sidération en retour ; pour lui la seule voie intérieure possible de rédemption.

L’androgynie manifeste du visiteur accrédite sa bissexualité tandis qu’il est plongé dans la lecture de Rimbaud. Tour à tour ange et démon, le jeune homme séduit l’un après l’autre les membres de cette famille en crise. La caméra de Giuseppe Rizzolini reste chaste et elliptique même si elle cadre par endroits et de façon insistante l’entre jambes de Terence Stamp et ses sous-vêtements pour répondre à un fétichisme sexuel du metteur en scène tandis que les étreintes amoureuses ne font que mimer l’acte sexuel sur fond du requiem de Mozart. La mission rédemptrice de l’envoyé de Dieu s’accompagne d’une volonté initiatique. Pier Paolo Pasolini éprouve un attachement profond envers ses racines paysannes, sa culture chrétienne et le ferment marxiste d’homme du peuple constitutifs de son ADN d’ intellectuel anti-conformiste.

 

 

Allégorie du sacré

La métaphore du sacré et donc les hiérophanies, entendre ces manifestations spontanées du sacré, composent l’intertexte sous-jacent aux films de Pasolini. Théorème ne fait pas défaut. Pour Pasolini, les grands mystiques ont un langage naturellement sexuel et le sexe ne doit pas être un sujet tabou ni faire l’objet d’auto-censure. Dans Théorème, c’est même un révélateur.

Le visiteur accidentel (Terence Stamp) personnifie ce trublion alchimique à la face de chérubin, mi-ange et mi-démon, séducteur hédoniste, sorte d’antéchrist encore mal dégrossi censé frayer la voie de la vérité intérieure à ses initiés. Il s’insinue et fait intrusion dans la normalité bourgeoise d’une famille milanaise aisée dont il fait voler en éclats le conformisme étriqué et les préjugés de classe. L’irrationnel vient chambouler la rationalité bourgeoise inapte à produire des sentiments authentiques.

Chrétien de par la culture paysanne octroyée par sa famille mais non-croyant, le cinéaste marxiste partage des convictions irréductibles qu’il expose dans le prologue pseudo-documentaire tenant aussi lieu d’épilogue où il remet radicalement en cause le modèle bourgeois. Devant des bâtiments industriels de la ville de Milan, un entrepreneur abandonne son usine aux mains de son personnel autogestionnaire interviewé par des reporters. L’un des ouvriers argue que le compte n’y est pas, il faudrait encore se débarrasser de la morale bourgeoise.

 

 


Infractions à la morale sexuelle

Bien que la morale sexuelle ait considérablement évolué depuis le tournage de ce film, son traitement osé ne
lasse pas d’être perturbant. Le message sous-jacent de Pasolini en 1968 est désespérément dramatique dans
son réalisme pessimiste. La bourgeoisie italienne a perdu le sens du sacré et la famille fortunée est engluée dans un vide existentiel.

Après le passage “salutaire” du visiteur qui disparaît au milieu du film tel un vampire psychique, la cellule familiale, la plus petite entité de la société, implose, part en vrille et ses membres tombent en proie à la folie de la désespérance, la perte de sens ou la régression. Exception faite de la pieuse Emilia (Laura Betti), la bonne de la famille de petite extraction, au regard exorbité et au port de Piéta. Frappée par la grâce divine, elle se mue en austère pénitente avant de retourner dans son village d’origine pour se retrouver en lévitation à accomplir des miracles au sein de sa communauté et accepter stoïquement sa destinée de sainteté.

Paolo (Massimo Girotti), le pater familias, industriel comblé sauf en amour, ne jure que par l’argent et la propriété. Le voilà qui se dépouille de sa firme pour l’abandonner à ses ouvriers. Imitant Saint François d’Assise, il en fait de même avec ses vêtements et c’est dans le plus simple appareil qu’il erre dans l’immensité d’un désert de cendres noires. C’est cette même étendue désertique que les Hébreux foulent aux pieds dans leur quête spirituelle de la “terre promise”. Des cendres renaît une nouvelle vie. Le désert symbolise la vie d’ascète. Le père est toutefois incapable de vivre cette expérience mystique comme St François parce que son substrat social est autre. Et Pasolini, qui a ponctué tout du long son film avec ces plans de la cendre noire du désert, le clôt sur le cri primal de Paolo comme s’il lui prenait d’exorciser sa névrose.

De sybarite, Lucia (Silvana Mangano), la mère expérimente l’amour libre, devient nymphomane et se livre à la prostitution sauvage en raccolant de jeunes étudiants dans les rues. Odetta ( Anne Wiazemsky), sa fille, tombe en catalepsie après son déniaisement par l’envoyé de Dieu qu’elle perçoit comme l’archange Gabriel. Elle sera emmenée dans une institution.

Pietro (José Cruz Soublette), l’alter ego plus jeune de Pasolini, inspiré par un livre de collages du peintre Francis Bacon, découvre son homosexualité latente ; pointant sa différence qu’il sublime dans la peinture abstraite sur verre tendance Duchamp. Sur une toile bleue lui prend l’envie d’uriner ajoutant ainsi un jaune organique.

 


“La bourgeoisie doit contempler ses erreurs et souffrir par elles”

La malédiction poursuivit Pasolini sa vie durant en raison de son attirance sexuelle pour les éphèbes. En des temps extrêmement reculés, les relations sexuelles entre un homme d’âge mûr et un adolescent étaient considérées comme naturelles et ne posant pas de problèmes d’éthique morale avant que le christianisme ne devienne la religion dominante et impose ses canons. Sa moralité sous-jacente soutient alors que la procréation devait être le but ultime des rapports charnels. L’Eglise catholique considérait en effet que le noyau familial était le meilleur moyen de propager sa foi religieuse depuis les parents jusqu’aux enfants. Or, la promiscuité sexuelle et donc une relative dissolution des mœurs était un phénomène rampant au sein de la majorité de la population italienne.

Si l’amour s’empare d’une famille bourgeoise, que peut-il en résulter ? Théorème est l’œuvre de création la plus licencieuse et la plus personnelle de Pasolini. La critique de l’époque a parlé de canular à son endroit. L’œuvre expérimentale choque décidément la morale publique. A l’issue de sa projection houleuse à la Mostra de Venise, le film obtient néanmoins le grand prix du cinéma de l’office catholique et le Vatican, qui le voua au gémonies en première instance, le réhabilitera par la suite. Nul n’est prophète en son pays.

Théorème est distribué en salles par le distributeur Tamasa en version restaurée 4K à partir du 23 novembre.

Titre original : Teorema

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