Théorème, d’abord conçu par Pasolini comme une tragédie en vers, se verra remanié en un scénario, puis en un roman en deux parties qui paraîtra au début du tournage du film. Le roman décrit une famille de la haute bourgeoisie industrielle de Milan. Dans la première partie, la petite vie bourgeoise de la famille est perturbée par l’arrivée d’un hôte mystérieux. Celui-ci séduira successivement les cinq personnages avant de disparaître comme il est venu. Au centre de cette partie se trouve un poème de révolution totale. La deuxième partie se compose des réactions subséquentes de chacun des personnages de l’histoire après le départ du garçon inconnu.
Globalement, on peut comprendre Théorème comme une illustration de Jean 1:14 « et le Verbe s’est fait chair, et il a campé parmi nous , et nous avons contemplé sa gloire », concrètement il s’agit de l’arrivée dans une famille de la haute bourgeoisie industrielle d’un hôte à la beauté angélique, qui séduit et « connaît » bibliquement les quatre membres de la famille ainsi que la bonne. Son départ apporte le bouleversement, et les personnages deviennent l’une folle, l’autre sainte, la troisième dépravée, le fils artiste, et le père renonce à ses biens.
Incarné par un Terence Stamp aux yeux azur, avec les regards sombres et ébouriffés de l’un des personnages du Caravage, l’inconnu n’est décidément pas seulement « un garçon ». Son arrivée soudaine dans la somptueuse demeure d’un industriel milanais est annoncée dans une annonce simulée de la Bible, alors qu’un messager, joué par la muse comique de Pasolini, Ninetto Davoli et nommé Angelino, délivre un télégramme informant laconiquement la riche famille de son arrivée le lendemain. (La référence à Gabriel est évidente : même sans Davoli qui bat des bras comme un chérubin dément.) Comme dans une parabole, les raisons de l’incursion de l’étranger ne sont jamais révélées ni même semblent avoir été réfléchies. Il apparaît simplement, comme une force de la nature. La séquence de l’Annonciation a conduit de nombreux critiques à considérer l’intrus comme une figure du Christ, une interprétation que Pasolini a résolument rejetée. Pour Pasolini, il est le visiteur biblique de l’Ancien Testament. Le film semble donc décrire une expérience religieuse. Il s’agit de l’arrivée d’un visiteur divin dans une famille bourgeoise. Néanmoins, la capacité du visiteur à séduire et détruire chaque membre de la maison de l’industriel pourrait nous inciter à interpréter le personnage de Stamp comme, sinon le diable lui-même, du moins manifestement diabolique, un être de tentations. La même année, il contribuera sous la houlette de Fellini à un autre film étincelant : Toby Dammit, le meilleur sketch du film adapté d’Edgar Allan Poe Histoires extraordinaires. Toby Dammit ou Ne pariez jamais votre tête avec le Diable. Tiens donc !
Comme c’est si souvent le cas dans le cinéma de Pasolini, Théorème résiste à toute interprétation systématique, malgré l’approche logique promise par son titre. Si la structure du film apparaît aussi méthodique que la preuve d’un théorème mathématique, introduisant d’abord dans l’ordre les cinq personnages que « l’invité », comme il est identifié dans le scénario, va captiver puis abandonner, et, avec sa seconde partie illustrant, toujours de façon séquentielle, les effets de cette désertion, Théorème reste équivoque dans ses significations. Nous nous demandons si les séductions en série de l’étranger libèrent plutôt que de dévaster la servante, le fils, la fille, la mère, le père – tous des archétypes – et simplement qui séduit qui, étant donné que chaque membre de la maison semble plus poursuivant que poursuivi, actif, volontaire ou avide dans sa propre séduction.
Nombreux sont ceux qui ont affirmé, à juste titre, que Théorème réitère l’aversion du réalisateur pour la bourgeoisie, une classe qu’il a un jour dénoncée comme incarnant le mal absolu. Peut-être que la disposition réelle du réalisateur envers ses « victimes » bourgeoises est ici quelque chose de plus subtile et de plus ambiguë : il leur confère une tendre affection sous la forme de l’invité mais ensuite la leur retire, leur faisant terriblement prendre conscience de l’inauthenticité et du vide de leurs existences antérieures. Cela leur permet de se libérer des restrictions de la bienséance de classe et de suivre diverses voies de refus ou de libération qui sont cathartiques, même si elles sont aussi sans doute auto-abnégations ou autodestructrices. Odetta devient catatonique. Pietro, le fils, se lance dans la création artistique aléatoire. Lucia devient zélée dans ses activités sexuelles. Paolo, le père, revient à un état sauvage marchant péniblement à travers la nature volcanique. Pasolini confirme sa propension à romantiser les classes paysannes et prolétariennes en faisant d’Emilia, la servante, une sainte agraire capable, après s’être imbibée d’un bouillon à base d’orties, de guérir les maladies, et de lévitation face à la paysannerie en adoration.
Quelles sont les réponses à ces questions ?
Les réponses ne viennent jamais facilement avec Pasolini. Sa carrière polyvalente de cinéaste, romancier, linguiste, critique, dramaturge, peintre, journaliste et poète complexifie l’examen critique par sa multiplicité, son fouillis d’idéologies contradictoires, ses styles variés et ses influences et allusions incompatibles. Il en va de même dans Théorème, qui marque le milieu de la carrière cinématographique de Pasolini et témoigne de ses allégeances apparemment irréconciliables à Marx, Freud et Jésus-Christ. Le réalisateur a été expulsé du Parti communiste italien pour être homosexuel et vilipendé par la droite pour être à la fois communiste et homosexuel, mais certains critiques ont trouvé que Théorème a été conçu pour illustrer le dégoût de soi du réalisateur face à son homosexualité dans sa représentation de la descente de Pietro dans la psychose créatrice, du désengagement de Paolo par rapport à son usine, de sa famille, des vêtements et de lui-même pour errer dans le désert, après les rencontres charnelles de chaque homme avec l’invité, dont l’entrejambe apparemment divin est examiné à plusieurs reprises avec ravissement via des gros plans (puisque Pasolini considérait le personnage de Stamp comme une sorte de fils de la famille, l’inceste complique l’équation sexuelle, ce qui n’aurait certainement pas intimidé le réalisateur qui avait réalisé Œdipe Roi l’année précédente.) Cela dépend si l’on considère les expériences esthétiques de Pietro comme folles, novatrices ou prémonitoires : le ton des séquences artistiques est à la fois moqueur et exubérant, et le fait qu’il urine sur une toile anticipe étrangement d’une décennie les célèbres Oxydation Painting d’Andy Warhol. Pasolini a-t-il pour lui l’intention des actes radicaux de Paolo, dans une auto-annihilation désordonnée ou une expiation libératrice pour une vie d’exploitation industrielle des travailleurs et de l’environnement ?
Pasolini a comparé la réalisation de Théorème à la peinture d’une grande fresque, qui évoque l’admiration du réalisateur pour les peintures du gothique tardif ou de la Renaissance de Giotto, Duccio, Masaccio, Pontormo et Mantegna, reflétées ici dans les icônes religieuses qui entourent le miroir et le lit d’Emilia, et dans les gros plans parfois imposants du film. Théorème est entouré d’images de désolation grise, celle de l’usine milanaise de Paolo et celle des pentes siciliennes de l’Etna, contrastées avec la subjectivité typique de Pasolini d’un Nord avec l’aliénation urbaine et d’un Sud avec l’authenticité innée – le volcan était un symbole préféré de cette dernière pour le réalisateur, celui qu’il avait également employé dans L’Évangile selon saint Matthieu (1964) et qu’il retrouverait dans Porcherie (1969). Tout au long de Théorème, les cendres tamisées de l’Etna forment un motif visuel mystérieux – fréquemment associé aux séductions de l’invité, comme lorsqu’il fait l’amour avec Emilia ou tient Pietro éveillé avec désir – qui peut être diversement interprété comme suggérant le désert spirituel dans lequel les personnages sauvent le sainte Emilie, sont tous destinés ; comme un paysage entropique qui se moque de la fausse stabilité de la maison bourgeoise, manifestée dans la monumentalité de son palais milanais ; ou comme simplement un marqueur de mortalité. De surcroît, comment comprendre le dernier cri du patriarche sur l’Etna : cri primal cathartique ou cri de désespoir existentiel ? Moins extrême dans sa réaction face à l’abandon de l’invité, Lucia tente de combler le vide qu’il laisse en se promenant dans sa voiture pour rencontrer des jeunes avec qui coucher, des hommes qui lui rappellent et, dans un cas, dont elle inspecte avec amour les vêtements, comme s’il s’agissait de vêtements sacrés. Lucia se signe par désespoir au début du film mais commet un acte blasphématoire lors de son dernier rendez-vous, au cours duquel elle couche avec un adolescent dans une tranchée à côté d’un bâtiment palladien dans la campagne qui se révèle plus tard être une église.
La nature non fixée des significations de Théorème est accentuée par la combinaison audacieuse d’influences disparates et d’allusions. Théorème mélange ses modes, passant rapidement au début d’un style documentaire via les usines milanaises en noir et blanc à une comédie muette tournée en sépia. L’arrivée du garçon, élément perturbateur de la fiction comme de cette famille, est annoncée par l’abandon du noir et blanc à la couleur progressive. La partition musicale passe du modernisme anxieux d’Ennio Morricone, avec ses cordes cinglantes, son chœur étrange et sa guitare électrique occasionnelle, à des passages fréquents du Requiem hanté par la mort de Mozart. Les nombreux textes littéraires cités vont notamment d’Arthur Rimbaud jusqu’à Léon Tolstoï et, inévitablement, la Bible (Jérémie 20 : 7, dans un cas). Hervé Joubert-Laurencin, dans le somptueux livret accompagnant cette édition du film, évoque également la conversion de Saint Paul et l’Exode. En outre, le penchant de Pasolini pour citer et invoquer des peintures, du début de la Renaissance à l’époque contemporaine, s’affirme dans les plans persistants des toiles de Francis Bacon, dont les images de deux hommes faisant l’amour attisent la séduction de Pietro, dans le pop, puis deux tableaux baroques aperçus dans la chambre du garçon. Quant aux influences cinématographiques, la présence d’Anne Wiazemsky, encouragée par son mari de l’époque, Jean-Luc Godard, à jouer le rôle d’Odetta après leur rencontre avec Pasolini alors qu’ils se rendaient à la Mostra de Venise avec La Chinoise, évoque cinématographiquement Au hasard Balthazar de Robert Bresson , réalisé deux ans auparavant, qui pourrait aussi expliquer la fixation inhabituellement synecdochique de Théorème sur les extrémités : la patte velue de Paolo posée sur le rebord d’une fenêtre et ses pieds nus après son déshabillage à la gare de Milan ; les mains de l’invité défaisant avec impatience la robe d’Odetta ; la main du médecin qui lui caresse le visage ; la chaussure agitée du garçon qui fait l’amour avec Lucia dans un fossé ; les mains en prière de la vieille paysanne en adoration pour Emilia ; et, surtout, les poings serrés et tremblants d’Odetta alors qu’elle devient catatonique sur son lit semblable à un cercueil. N’oublions pas les autres figures importantes et ô combien symboliques du cinéma italien : Silvana Mangano, nouvelle muse du poète-cinéaste, actrice dont la carrière débutera dans Riz Amer et voyagera jusqu’à Dune version Lynch et les beaux Yeux noirs de Mikhalkov; Laura Betti, au parcours allant du cinéma bis à La Nuit de Varennes de Scola, créatrice du Fonds Pasolini, et Massimo Girotti, acteur-phare du néo-réalisme (Ossessione de Visconti) puis dans les fulgurances colorées du bis avec Baron Vampire de Bava. Et un caméo de la propre mère de Pasolini, dans une scène intense. Théorème du cinéma italien, donc, et de sa propre biographie.
Interdit un temps et accusé d’obscénité par l’État italien, Théorème s’avère un autre emblème du martyre artistique de Pasolini. Notre époque, peut-être plus encore que celle de Pasolini, réclame la voix de l’hérétique et du prophète qui déclarait : « Le premier devoir d’un artiste est de ne pas craindre l’impopularité ». Film-théorème, mais aussi, et à nos yeux plutôt, film-parabole, Théorème ressemble davantage à un poème, un long-métrage iconique, qu’à un film-thèse politique.
Contenu et Bonus
Blu-ray :
Entretien avec Henri Chapier, journaliste (26′)
Entretien avec Pierre Kalfon, producteur (10′)
« Pier Paolo Pasolini, la mort d’un poète » de Laura Betti (89′)