Le Sympathisant (HBO/Prime Video)

Article écrit par

La vertu du mensonge.

Au Carrefour des cultures…

Il faut avoir du courage, à la télévision ou ailleurs, pour dépeindre une diaspora marginalisée et espionnée par deux gouvernements comme un groupe de petits bourgeois lâches, fuyards, bêtement irritables ou béatement souriants, et agglutinés ensemble à une mentalité réactive de foule. Dans Le Sympathisant, il y a le Capitaine (Hoa Xuande), notre protagoniste énigmatique et anonyme, il y a ses « frères de sang » (en réalité, des amis d’enfance qu’il considère comme tels), Bon et Man, et il y a tous les autres. La majorité du régiment de réfugiés conservateurs qu’on suit, importés en Californie quelques heures seulement avant la chute de Saigon, sont des idiots utiles. Le Général Trong (Toan Le), par exemple, un patriarche pomponné et braillard, ne se rend même pas compte qu’il saute à pieds joints dans un cliché racial américain, quand il décide de devenir un commerçant asiatique et d’ouvrir une boutique de spiritueux. Le Major Oanh (Phanxinê), lui, un gros bonhomme jovial, mets sur pieds un petit trafic de bonbons. Celui-ci va, selon lui, être utile à leur cause Sud-Vietnamienne car il soutiendra le marché noir de produits occidentaux qui est en train de se développer, au nez et à la barbe de la RDVN, au pays. Le Sympathisant est une série qui collectionne de nombreuses réussites discrètes. L’une d’elles, à notre avis, est de parvenir à nous donner, en relativement peu de temps, et en filigrane à l’intrigue principale d’infiltration, des images de ce qu’a pu être la naissance d’une certaine population d’immigrés aux Etats-Unis, et de la salve de clichés qui vont avec.

Les touches qui déterminent le cadre du Sympathisant, ce sont aussi les routines quelconques de primo-arrivants, primo-servants « fresh off the boat » qui caractérisent ses personnages secondaires. Ceux-ci tenteront de faire cohabiter les coutumes de départ et les coutumes d’arrivée (le Major, dans l’épisode 3, « Love It or Leave It », prévoit de fêter l’Independance Day en mangeant un durian devant les feux d’artifices), mais ils ne savent pas encore ce que sait le Capitaine, ce métis franco-vietnamien invectivé de toute part en tant que tel. C’est-à-dire, que la double-culture n’est jamais la somme de l’une et de l’autre : C’est plutôt une entité tierce, au nom de laquelle il fait bon se tailler un joli sourire servile d’assimilé. Les pays d’adoption, nous dit au fond la mini-série créée par Park Chan-wook et Don McKellar pour la chaine HBO, ne s’intéressent à leurs minorités que pour ce qu’elles peuvent les aider à vendre : des armes, des idées, des films et, effectivement, des bonbons. L’Occident est un ogre vorace. Ses citoyens, quand ils ne savent pas anticiper des milliers de topos racistes, sont tous, d’une façon ou d’une autre, les dindons de la farce. Étrangement, la médiocrité des personnages secondaires de la série les rend plus humains, pas plus caricaturaux. C’est peut-être même leur manque d’accès à une forme de dignité narrative qui les rends authentiques, là où le Capitaine restera ce codex fascinant dont on ne devine que les émotions immédiates et épidermiques, jamais les grandes idées larvées et fondamentales. Les mots du polémiste anticolonial Jacques Vergès, lui aussi un métis « eurasien » (ses termes), nous viennent à l’esprit : « Rien de plus pathétique, en effet, que ces hommes et ces femmes abandonnés, se battant dans l’indifférence pour sauver ce qui leur reste d’honneur et de dignité. Rien, ni l’amour, ni la guerre, ne nous met en demeure avec autant de force de dire qui nous sommes. Qui que nous soyons, nous portons tous un masque, celui du personnage que nous aspirons à être. »

Il y a masque et masque. La mini-série, alors, peut être perçue comme une tentative protéiforme et adrénalinée de faire la part des choses entre l’un et l’autre. Les co-exilés que le Capitaine fréquente, au pays de la liberté, sont peut-être des ignorants, mais ils vivent. Et surtout, ils vivent dans un endroit qu’ils aiment, ils l’investissent. Le Capitaine, lui, est une artificialité sur une contrefaçon dans un mystère. Il aime et déteste les États-Unis. Il s’y façonne un lieu de pouvoir, car il sait des choses que personne d’autre ne sait, mais il s’y perd, chaque jour qui passe rend son entreprise plus floue. Il y cultive des relations qui sont, par la nature même de sa mission, vouées à l’échec : que fera-t-il de sa romance avec Mrs. Mori (Sandra Oh), quand son administration hô-chi-minhiste estimera qu’il en a assez fait et qu’il peut rentrer chez lui ? Le Capitaine, par nécessité vis-à-vis de son militantisme secret, a dû plonger dans un maquis mental. Ses tourments sont prenants, adroitement incarnés par Xuande, et très admirablement mis en scène par Park Chan-wook, qui réalise les trois premiers épisodes de sa série de façon très soluble, comme si on regardait l’un de ces athlètes mentaux résoudre en quelques secondes seulement un rubik’s cube.

The French-Vietnamese Connection.

Tous les épisodes du Sympathisant, d’une façon ou d’une autre, bénéficient d’un élan et d’un esprit littéraire excitant. Cela est en partie dû au dispositif: le Capitaine, mystérieusement rentré chez lui et arrêté par ceux qui sont censés être ses camarades, subit des interrogatoires. Il raconte donc, à ses locuteurs et en voix-off, les péripéties qu’il a vécues avant et pendant son séjour aux Etats-Unis. Le Sympathisant est adapté du prix Pulitzer 2016 de Viet Thanh Nguyen. Nous n’avons pas lu ce roman, mais nous n’avons aucun mal à croire que les meilleures répliques données au protagoniste ont été tirées verbatim de ses pages. En général, la mini-série a un détail de la pensée, une force de pénétration observationnelle qu’on a l’impression rencontrer plus souvent dans les livres que dans les bolides télévisuels. Ceci étant dit, nous nous demandons comment a été traité le personnage de Niko Damianos, dans l’ouvrage original. En effet, Damianos est un réalisateur, qui planche sur un film sur la guerre du Vietnam, The Hamlet, et qui emploie le Capitaine comme consultant. La rencontre entre récit purement littéraire et outils audiovisuels a sûrement été appelée par ce passage du roman. Comment mieux critiquer le cinéma des ténors rentre-dedans façon Nouvel Hollywood qu’en le faisant par le vecteur télé, média qui se révèle souvent être un peu plus démocratique et un peu plus « fleuve » ?

Damianos est interprété par Robert Downey Jr., dans le quart le moins ouvertement parodique d’une quadruple-partition comique. Downey est également l’un des producteurs de la série, avec son épouse Susan. La présence du couple au générique (bien que, soyons justes, leur société Team Downey produit aussi des films et des séries dans lesquelles Robert ne joue pas) démontre qu’il y a eu un attrait sincère, de la part du récent lauréat des Oscars, pour cette œuvre et pour le cube de partitions demandé. Mis en confiance par son investissement personnel, Downey ose aller loin. Il s’amuse énormément avec les voix et les tics qu’il peut donner à ses personnages. Outre Damianos, il y a le sénateur Godwin, rigide et hoquetant, tout en râles Nixoniens, et le professeur Hammer, un universitaire qui se considère comme un œuf (« blanc à l’extérieur, jaune à l’intérieur »). Le pôle le plus important du carré-d’as Downey-ien est Claude, l’agent des services secrets chargé de la supervision du Général. En le regardant et en l’écoutant, on ne parvient pas à deviner si cette multi-utilisation d’un seul comédien est une référence à Peter Sellers et à Stanley Kubrick (Docteur Folamour est bien un film qui offre de faire la part des choses entre bloc capitaliste et bloc rouge), ou si l’héritage est plutôt d’ordre Myers-ien (on l’oublie trop souvent : Downey a, comme l’interprète d’Austin Powers, un temps fait partie de l’équipe de l’émission de sketches Saturday Night Live, et c’est vrai que Godwin, Hammer et Claude ont une grasseur humoristique qui fait penser aux pastilles de cette série).

Le résultat, en tout cas, est une floraison d’étrangetés décalées qui fonctionne plutôt bien et qui s’accorde avec le ton frénétique de la série. La blague, au fond, n’est pas que tous les hommes blancs se ressemblent – C’est qu’ils se ressemblent en un seul point, celui d’être embarrassants. Peu importe la route alambiquée qu’ils prennent pour se rendre à cette convergence (zézaiements ou ton solennel d’un paternaliste qui croit nous mettre dans la confidence…), tous les impérialistes y arrivent bien, et, alors qu’on se dit qu’ils sont trop dissimilaires pour se coordonner, ils acceptent de se mettre à table ensemble. (Cela se produit dans un plan à la Zemeckis qui a sûrement nécessité des body doubles). Aussi, le sénateur Godwin a beau être un vétéran qui provoque très facilement le malaise dans son auditoire, et il a beau offrir à une vieille dame qui célèbre traditionnellement sa longévité un cadeau tabou insultant, il n’a jamais l’impression de ne pas être à sa place. Il est partout chez lui, car, la série nous le répète, peu importe leur volatilité, peu importe leur négligence, les gens puissants ont toujours ce don divin et inaliénable de faire porter aux autres le poids et la responsabilité de la gêne qu’ils suscitent.

Balloté sans répit entre les quatre personnages blancs du récit, un Général puéril, et une patrie ingrate, le Capitaine doit donc non seulement négocier avec les turpitudes qui se développent en lui, mais aussi les torrents de mouvements qui bouleversent son mode. La chute de Saigon aurait dû être un jour heureux pour lui ! Mais l’Occident lui nie sa temporalité victorieuse communiste (ça ne sera pas la dernière fois qu’il le fera…) : les Etats-Unis refusent de reconnaître la conclusion de la guerre du Vietnam comme leur défaite. Aussi, si « Être ou ne pas être… » est la citation célèbre, c’est dans un autre extrait de la pièce de Shakespeare que la Capitaine peut mieux se reconnaître, et c’est ce sentiment  qu’il doit ressentir en tant que conseiller ignoré, dans l’épisode 4, « Give Us Some Good Lines », sur le plateau de The Hamlet : « Le temps est disloqué. Ô destin maudit, pourquoi suis-je né pour le remettre en place ! »

Les deux derniers épisodes du Sympathisant sortent le 19 et le 26 mai sur Prime Video. Disponibles avec le Pass Warner.

Titre original : The Sympathizer (Cảm tình viên)

Réalisateur : , ,

Acteurs : , , , , , , ,

Année :

Genre : ,

Pays : ,


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi