L’histoire débute quand Sergueï, un adolescent ukrainien sourd et muet, entre dans un internat spécialisé. On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un havre de paix et d’amour, tout au contraire : le foyer répond d’une organisation clanique, avec ses chefs, ses niveaux hiérarchiques, ses différents trafics et exactions. Notre petit bonhomme va devoir faire sa place : subir son bizutage, être accepté, puis faire ses preuves, gravir les échelons, exister. On éprouve à travers le parcours de Sergueï les codes de cette tribu, la rudesse des relations, la violence quotidienne, aussi bien physique et psychique, la force coercitive du clan qui agit comme un personnage à part entière.
L’immersion est suffocante. Il n’y a pas de paroles dans The Tribe, pas de sous titres aux dialogues non plus. Le langage sourd et muet participe in extenso de l’expérience visuelle. Les personnages se meuvent dans un balai continu de gestes, expressions sensorielles qui creusent leur façon d’exister, subliment leur raison d’être. Le silence est pesant, il confine à l’oppression. Les plans séquences sont longs, lents et douloureux. Le parti pris du quasi huis clos renforce le sentiment d’enfermement : ce foyer est une bulle sans air, une prison, un asile serait-on tenter de dire. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes bouillonnent mais ne parviennent pas à exister. L’individualité est systématiquement refoulée, brimée, violentée. La libération passe par une poussée de survie, une rage primaire aux origines somatiques et aux attributs forcément sanglants.
The Tribe propose bien évidemment une réflexion sur le poids des mots. Les personnages communiquent selon leur propre langage, mais il n’y a pas de mots. Or la violence est partout, comme s’il n’y avait aucun filtre, aucune protection. Sans voix, il manque ce sens qui donne du sens, qui libère et protège.
Sombre étrangeté, les premières minutes du film nous font penser à un documentaire, la voix off en moins. On voit là se mouvoir des individus qui nous sont étrangers. Il s’agit presque d’un groupe tribal. Tout le mouvement suggéré consiste à rapprocher les codes de la tribu de nos propres codes, ceux des sociétés modernes. Réflexe anthropomorphique qui réveille un risque majeur : celui de stigmatiser cette population, ces hommes qui ne nous ressemblent pas au premier abord, qui ne sont pas « des nôtres », mais dont il faut nous rapprocher en trouvant des points communs. Réflexe humaniste certes noble, mais qui finalement revient à tenter de comprendre (donc de légitimer) le fonctionnement de la tribu.
The Tribe est un film exigeant, aride, difficile d’accès. Et finalement très intellectualisant. Il faudrait probablement se refuser d’interpréter l’histoire qui s’offre à nous. Simplement la vivre et l’éprouver. Considérer The Tribe comme une singulière mais non moins passionnante sorte de « Vis ma vie de sourd et muet ».
Mais la réflexion ne nous est pas simplement proposée, comme dans un mouvement de réinterprétation du monde qui parviendrait à éclairer sous un nouveau jour notre propre condition (mouvement universel par excellence). Elle nous est plutôt imposée : on se doit de comprendre, et plus précisément, soyons honnête, de légitimer la violence qui nous est balancée. On se doit de rationaliser la rudesse des comportements de ces jeunes gens, de prendre partie pour tel ou tel personnage, sous peine de reléguer cette histoire à une histoire de primates (et par ricochet de faire de The Tribe un documentaire… animalier).
Ce que vivent et proposent les personnages de The Tribe n’est pas acceptable dans une logique humaniste où il convient sans aucun doute de réhabiliter ces adolescents, et tout particulièrement le protagoniste principal (celui-ci agit finalement sous l’impulsion de l’amour). Oui, il faut expliquer cette violence de survie qui ne peut avoir de sens en elle-même et pour elle-même, comme elle l’est dans les lois de la jungle.
Voici donc la difficulté rédhibitoire de The Tribe : la portée cognitive qu’il impose mène irrémédiablement à une impasse, car définitivement bornée par les réflexes humanistes qu’elle convoque, provoquant in fine un malaise qu’il serait malhonnête de ne pas questionner. C’est bien là tout le drame, car à part cette portée cognitive, il n’y a finalement pas grand-chose dans The Tribe. Un exercice de style expérimental peut-être, mais alors bien trop nombriliste.