The Sweet East

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Le cinéma comme une forme de terrorisme du bon goût.

Quand Jackass rencontre Nathaniel Hawthorne et Walt Whitman. 

L’affiche de The Sweet East, premier long-métrage réalisé par Sean Price Williams, est une huile sur toile peinte par Kat Mukai, une artiste qu’on connaît d’avantage pour son CV dans l’animation et les VFX, mais qui a aussi écrit et illustré le strip Slow Dream, sur un voyage à la Ghibli dans un monde contenant des hommes-oiseaux et des personnages qui ont des pommes sur leurs joues, et qui a peint nombre de figures présentant une sorte de pastoralisme/bucolisme post-moderne. Sur celle-ci, on peut découvrir l’ensemble de la distribution principale du film, parquée les uns contre les autres et près d’un drapeau des Etats-Unis dans une sorte de radeau de la méduse, luttant avec leurs rames contre des rochers (des icebergs ?) sous un beau ciel bleu. Aux personnages qu’on découvrira dans le long-métrage s’ajoute un troll inédit, rose et bouffi (disons, Sinok des Goonies, avec une trompe), hallucination d’héritage Matt Furie-esque dont l’incongruité dans ce décor annonce d’emblée que nous sommes pas dans l’exploration glamour de l’imaginaire Américain, mais dans le bestiaire bien frit du monde des memes et de l’incitation à la débauche. L’Amérique, semble nous dire cette affiche, est un projet absurde au dernier degré : la disparité des silhouettes qu’on y voit, qui préfigure la disparité des différentes vignettes qui composent le film, est un appel à tourner en rond car il faut bien cela pour comprendre ce qu’exprime Williams. C’est-à-dire, que son pays est un contingent d’extrémistes religieux si ce n’est de vieux pervers, d’artistes exploitateurs si ce n’est d’extrémistes religieux, de rebelles débiles si ce n’est d’artistes exploitateurs, et de vagabonds kleptomanes si ce n’est de rebelles débiles. Le film, accompagnant les pérégrinations de Lillian (Talia Ryder) vers ce Doux Est où la nation a été fondée, est à la fois l’un des meilleurs premiers long-métrages qui nous a été donné de voir ces quelques dernières années, et la plus virtuose des productions qui bégayent pour la décennie à venir. Le film formule, reformule, et rereformule sa thèse, dans une émulsion de formes et d’influences qui devrait mettre ses défendeurs et ses détracteurs d’accord : The Sweet East est un brouillon très sophistiqué, un parpaing de sale gosse qui fait l’exégèse du cinéma bâtard. Choisissez votre camp sans crainte, le film ne ment jamais : Il annonce son affinité pour le gras dés ses débuts.

Peintures de K. Mukai dans le magazine TEXAS LONGHORN.

L’une des plus intéressantes articulations que fait le film de ses observations sur le XXIème Siècle, est le chapitre « You Know I Would Never ». Dans celui-ci, le vétéran des Scary Movies Simon Rex interprète Lawrence, un universitaire timoré et freiné à main, un homme complexé mais pas si complexe qui a totalement rendu difformes ses propres désirs et ses secrets à force de les polir à coup de masturbation intellectuelle. Entre les mains de Rex, Lawrence est peut-être le personnage le plus abouti de l’œuvre, un être profondément écrasé par le poids de sa sophistication et de sa civilité, se niant bien des manières d’exister dans le monde au profit d’une poursuite d’érudition qui cache, on s’en doute, autre chose. Il y a sagesse, et il y a surcompensation ! En l’état, Lawrence est espèce de renversement psychologique du personnage de Mickey Saber, que jouait Rex il y a deux ans dans l’excellent Red Rocket. Mickey Saber, ancienne pornstar, c’était à la fois ce mec qui traîne en bas de chez nous, et duquel on ne pense rien car il n’a jamais grandi, et cet homme venimeux qui, comme le feu, consomme tout l’oxygène qu’on consent lui donner. Mickey Saber, c’était le Ça de l’Amérique salt of the earth, ces terres red-blooded et red-neck qui font exulter de fierté les États du Sud et les États des quads. Pennsylvanien là où Saber était Texan*, Lawrence, lui, est le Surmoi de cette Amérique des « quelconque minables » (pour citer Henry Hill). C’est l’Américain maniéré et cultivé, qui tente d’étouffer sans l’interroger sa nature néfaste, et qui se prive du droit de s’épanouir. De son côté, Saber a un langage corporel carpe omnia, qui prend tout de  ce que les autres ont à lui donner. Il ne peut s’épanouir que dans une direction, la mauvaise ! Il est grand, imposant, et il veut prendre encore plus de place, une tumeur humaine qui ne peut faire que du mal à la société.

Surtout, Saber est un Trump : Red Rocket l’explicite, puisqu’il se déroule en 2016 et contient des discours de campagne de ce politicien. Lawrence, lui, est un Ted Cruz ou un Ron DeSantis : Un visage plus traditionnel du parti Républicain que les partisans du 45ème Président, mais, au fond, tout aussi occidentaliste et violent qu’eux. Les Lawrence de ce monde sont embarrassés par Trump, mais ils éprouvent aussi une grande jalousie envers lui, envers son impétuosité pyromane. Eux savent qu’à côté de lui, ils sont des cauchemars de répression et de nœuds psychosexuels**. Un Mickey Saber ne fait que jouir : C’est un personnage qui est dans une sorte d’orgasme constant. Un Lawrence ne jouit jamais : Là où Saber est une érection red bull qui ne fait qu’avancer, Lawrence est le scrotum flaccide et torturé d’une partie des Etats-Unis (l’un des plans les plus marquants de The Sweet East nous montre le service trois-pièces de Caleb (Earl Cave), bite et boules assaisonnées de dizaines de piercings).

Le Doux Est, ça pourrait aussi être la France, voire la Réunion !

Dans « You Know I Would Never », Lawrence accueille Lillian chez lui. S’entame alors une relation délicieusement malsaine entre les personnages, où la jeune femme se joue de son logeur. Lawrence, un athlète de l’autopunition, enchaîne alors une grande marche sur autant de petits râteaux et de pièges dans lesquels il ne peut s’empêcher de tomber. C’est très drôle, et c’est lourd de sens ! Lawrence, l’érudit qui réprime au fond de lui de lourdes chaines-fétiches de marasmes bouillonnants, nous fait penser à Seligman, le personnage « 60 ans, toujours puçeau » du Nymph()maniac de Lars Von Trier. Il nous fait également penser à Jack Gladney, le héros de Bruit de fond, roman de Don DeLillo adapté pour Netflix par Noah Baumbach. En effet, dans le récit auquel il appartient, Gladney était censé avoir fondé le domaine académique des « Hitler studies » : Lawrence, dans The Sweet East, dit vaguement enseigner une matière politiquement incorrecte à la fac, mais, son étagère pleine de livres sur le troisième Reich et sa déco d’intérieur saupoudrée de swastikas nous le soulignent, il n’existe pas franchement 36 possibilités pour ce qui est du sujet de prédilection de ce professeur frustré…

« You Know I Would Never » est le segment le plus discursif et le plus riche en références artistiques, identifiées comme telles par Lawrence, de The Sweet East. C’est audacieux de la part de l’œuvre de donner autant de clés de compréhension par le biais de l’un de ses personnages les plus répréhensibles ! Lawrence n’a pas tort, quand il dit que des discours d’état contradictoires ont monté les prolos contre les immigrés, en dépit de leurs intérêts communs. Mais beaucoup de ses marathons rhétoriques semblent venir justifier des réflexes nauséabonds : Un dédain pour les « pédés New Yorkais », entre autres. Lawrence n’a pas tort, quand il dit que l’Amérique n’est pas si jeune, et que son pays a une histoire littéraire qui prédate celle de bien des hauts-lieux Européens ! Mais, couplée à une éphébophilie suggérée par son obsession pour Poe, cette perspective apparaît comme la philosophisation de sa nature de… Et bien, de vieux pervers ! D’ailleurs, l’attirance de Lawrence pour une mineure nous fait faire le chemin entre Poe et Lewis Carroll, les épopées au pays des merveilles étant clairement une influence pour Williams. Pour boucler la boucle entre Williams et Mukai, disons que le film est Miyazakiste plutôt que Carrollien : Ici, on troque les saunas fréquentés par des âmes et des fantômes, contre une petite quarantaine dans un camp d’entrainement pour fondamentalistes musulmans (Dans ce passage, le film suggère surtout que tous les fondamentalismes, chrétiens ou autres, se ressemblent entre eux).

ZANAAR (dir. pho. SEAN PRICE WILLIAMS)

On l’aura vu, The Sweet East, film qui nous paraît savant sans efforts, et punk sans avoir à le prouver, drague avec énormément d’adresse des hommages culturels. Quand ceux-ci ne sont pas verbalisés par Lawrence, ils sont audio ou visuels. S’alimentant de leur force, de leur élan, The Sweet East se propulse en avant et offre d’être l’un des récits fétichistes les plus passionnants de l’année : Il posera beaucoup de questions aux cinéphiles. Par exemple, que faire de la citation de la bande-originale qu’Ennio Morricone a composée pour Il était une fois la révolution, dans le chapitre « First Time in Vermont » ? Une production hyper-Américaine, The Sweet East trouve même le temps de faire des clins d’œil à des œuvres françaises. Certains parlent de Rivette ou d’Eustache – Personnellement, nous pensons au Rohmer de Perceval le Gallois. Tout et son contraire dans le film s’entrechoquent au sein d’une sublime tapisserie en argentique. The Sweet East est parfaitement à la hauteur des grandes espérances qu’on tendait à avoir pour Williams, chef-op’ auparavant connu pour être le grand sorcier de la pellicule dans le cinéma indé, que ce soit en 35mm avec Alex Ross Perry (producteur, ici) et les frères Safdie, ou en 16mm avec Owen Kline (sur Funny Pages) et Michael Almereyda. Adepte de la Nouvelle Vague, Williams a même travaillé chez nous (sur Entre les vagues, d’Anaïs Volpé) et donné un coup de main à Damien Bonnard et Alexis Manenti à La Réunion (sur Zanaar, avec Nadia Terezkiewicz). Quelle carrière, quel film !

*La seconde grande prouesse de Simon Rex, dans ces films, est de parvenir à faire oublier son animus endémique de Californien pur et dur. Sa première grande prouesse est la manière dont il investit sa stature ! Dans The Sweet East, Rex se voute juste assez pour qu’on oublie qu’il fait presque 1m90.

**Ted Cruz ayant provoqué un tollé en 2017, en likant du contenu pornographique sur sa page officielle de sénateur.

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