Une histoire digne de Haruki Murakami dans l´univers esthétique d´Edward Hopper.
Une femme roule. Roule. Roule. S’arrête, descend de voiture. Tue un âne. Peut-être était-ce un voisin, un ex-mari ou alors une sœur. Car dans un futur proche, tout célibataire vit sous la menace d’une réincarnation anticipée. Veuf, divorcé ou réfractaire à l’engagement, chaque individu coupable de vivre seul est transféré à l’Hôtel. Là-bas, il aura 45 jours pour trouver l’âme sœur et retourner, en couple, vivre en ville. Sinon il sera transformé en animal (de son choix, on n’est pas non plus des bêtes) puis relâché dans les bois, où se cachent les Solitaires, une organisation clandestine en lutte contre le système. C’est le sort peu enviable qui attend David, fraîchement quitté par sa femme et nouvellement arrivé à l’Hôtel.
Yorgos Lanthimos a l’art d’éveiller notre curiosité par des synopsis invraisemblables. Canine (2009)décrivait la famille comme une cellule répressive où les mots n’avaient plus de sens, et où les chats étaient des créatures sanguinaires. Dans Alps(2011), des acteurs remplaçaient les morts dans des familles en deuil. The Lobster, son premier film en anglais au casting international, ne déroge pas à la règle ; cette fois, ce sont les relations amoureuses qui passent à la moulinette de l’étrangeté et du sarcasme.
The Lobster, Prix du Jury des frères Coen cette année à Cannes, est absurde. C’est un fait. Il fait rire. C’est certain. Mais d’un rire fissuré, teinté d’angoisse, dû à une atmosphère somme toute effrayante souvent inhérente à l’absurdité. Il n’est qu’à voir, pour le prouver, l’interpellation de David au début du film. Les deux espèces d’infirmiers venus le chercher pour le conduire à l’Hôtel, sans autre forme de procès, justement, ne sont qu’un autre visage des policiers qui pénétraient chez K pour lui signifier le début de son cauchemar. Tout comme l’œuvre de Kafka, The Lobster est étrange à force d’être en même temps hyperréaliste (le réalisateur grec a opté pour des décors réels et une lumière naturelle) et totalement loufoque, à la fois aussi tranchant qu’une architecture du Corbusier et aussi lugubre qu’un manoir gothique perdu dans la lande, à l’image de cet Hôtel que l’on pourrait qualifier sans trop exagérer de concentrationnaire. Presque trop réel pour être vrai, trop ordonné pour être normal, ce film rentre clairement dans la catégorie des dystopies, soit selon le Larousse une œuvre mettant en scène « une société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste ». Ou les deux bien évidemment.
Tous en uniformes, costumes pour les hommes, robe gilet pour les femmes, chacun est sommé de trouver son autre. A moins que ce ne soit son même. La directrice de l’établissement fait en sorte que les choses soient claires pour les résidents : hors de question pour un hippopotame de repartir avec une marmotte. « Ce serait absurde » conclut-elle. Ce à quoi ils acquiescent, bien sûr, tout cela fait sens. D’ailleurs l’homme qui boite recherche une femme qui boite mais si, au lieu de cela, une fiancée envisageable a de fréquents saignements de nez alors un coin de table heurté à la bonne vitesse, à intervalle régulier, fera en sorte qu’il puisse partager ce signe distinctif. « Ce serait absurde » ? Peut-être, mais les relations amoureuses fondées sur des « match », et sur des critères objectifs, ce n’est pas si futuriste que cela. Le temps est compté et la survie comme bipède vaut bien un mensonge alors le hasard est exclu des rencontres amoureuses comme il l’est du quotidien. Lever, rappel du nombre de jours restants, sport (individuel, cela va de soi), déjeuner, saynètes démontrant l’intérêt tout pratique d’être deux plutôt que seul, dîner et bal aussi gênant qu’une première boum.
L’Hôtel sait distraire ses occupants, ainsi ses directeurs organisent régulièrement des chasses à l’homme qui n’est finalement plus qu’un devenir bestial. Pour chaque Solitaire neutralisé, le célibataire gagne un jour de plus, et le système, un résistant de moins, même si ces deux entités fonctionnent en miroir. A l’obligation d’être en couple, les habitants des bois opposent l’interdiction du flirt et de tout contact physique transformant la romcom de David et d’une Solitaire en survival par un habile mélange des genres, auquel on peut ajouter le film d’horreur et son usage du hors-champ, car la force du film se manifeste également dans cet espace mystérieux qu’il nous confie pour le remplir de nos interrogations et de notre imagination.
Filmé au cutter, aussi aride que les paysages environnants, ce monde semble à présent peuplé de Replicants, que seules quelques parenthèses lyriques viennent humaniser. Et on ne sait plus si c’est l’amour qui rend aveugle ou s’il faut être aveugle pour être amoureux.