Temps Mort

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Dans lequel la prison – au moins la prison mentale – existe à perpétuité.

Un excellent film de prison hors-les-murs 

Michel Foucault, dans Surveiller et punir : « La prison ne peut pas manquer de fabriquer des délinquants. Elle en fabrique par le type d’existence qu’elle fait mener aux détenus : qu’on les isole dans les cellules, ou qu’on leur impose un travail inutile, pour lequel ils ne trouveront pas d’emploi, c’est de toute façon ne pas ‘songer à l’homme en société’ ». Et à Ève Duchemin de compléter, dans Temps Mort : La permission ne peut pas manquer de fabriquer des désillusions, au final, la permission de visiter une société à laquelle on commence déjà à ne plus appartenir (Colin Lajmi, joué par Jarod Cousyns) et à laquelle on appartiendra peut-être plus jamais (Julien Hamousin, joué par Issaka Sawadogo) plutôt qu’un vrai répit.

Temps Mort, avant tout, c’est trois histoires en une : Celle de Colin, donc, un jeune de quartier qui a coulé pour protéger ses amis dealers ; celle de Julien, un vieil homme immigré qui a perdu toute notion de relation sociale après 20 ans passé derrière les barreaux, dont 15 sans visites ; et celle d’Antoine Bonnard (Karim Leklou), trentenaire aussi irresponsable qu’il est instable, sorte d’adulescent médicalement incapable de prendre quoique ce soit au sérieux. Tous ont droit, le temps d’un week-end, à une permission de sortie. À ces récits, on peut ajouter celui d’un jeune détenu, rencontré par Duchemin sur le tournage de son documentaire En bataille, portrait d’une directrice de prison. Celui-ci n’est pas rentré de permission, se condamnant à une peine plus longue juste pour pouvoir rester deux semaines de plus avec sa mère dans son appartement.

Quand elle évoque l’histoire de ce jeune homme, qui lui servait d’ « assistant-caméra » de fortune, on comprend que Duchemin nous donne une clé pour disséquer son film : Les fictions sur la prison, souvent, font la part belle à des évasions spectaculaires ou des conditions sordides à opposer à une rage de vivre à toute épreuve. Dans Temps Mort, les personnages n’ont pas de rage de vivre. Antoine et Julien n’ont pas de rage du tout. De toute évidence, Duchemin a envie de rendre leur dignité aux personnes incarcérées, et pour elle, ça passe par une écriture toute en retenue et en litote. Une vie qui mérite d’être vécue, c’est aussi une vie où on joue à la console avec son petit frère et où on emmène son fils à une foire. Il n’est pas nécessaire que quelqu’un ait envie de profiter jusqu’à la moelle de chaque jour passé pour comprendre pourquoi il n’a pas envie non plus de rester en prison.

 

La nuit comme toile à ce récit d’intranquilles

Vériste, intimiste, Temps Mort est très tributaire des racines documentaires de la cinéaste. Avec des plans posés, calmes, qui utilisent les codes visuels du portrait et de la tranche de vie, Temps Mort fait un peu peur, dans ses dix premières minutes : Le spectateur va-t-il assister au trot glacial d’une série de saynètes sur la vie carcérale ? Mais très vite, Ève Duchemin, aussi au scénario, nous montre qu’elle a plus d’un tour dans son sac. Faisant intervenir patiemment des nœuds dramatiques qui se prolongeront au cours d’une nuit blanche à la After Hours ou à la Good Times, le film existe à équidistance entre le spectaculariat de ces œuvres et l’attention réfléchie que la forme documentaire attend de qui la regarde. Antoine, par le passé, n’a pas été qu’un père maladroit et embarrassant : Il a aussi été un fils cauchemardesque, qui n’a jamais dit et ne dira jamais non à la complaisance houblonnée propre aux bars du coin, toujours pleins de mauvaises idées. Il sait sans doute qu’il est plus ou moins une pile de problèmes rembourré dans un sweat-shirt. Leklou est très authentique dans le rôle, n’invitant jamais le spectateur à trop s’apitoyer sur Antoine ni à le juger plus que nécessaire. Johan Leysen, décédé il y a peu, est très touchant dans son rôle final, celui du père Bonnard. Nicolas Buysse fait beaucoup au détour d’une courte apparition, dans le rôle du frère d’Antoine. Il est crucial pour donner de la profondeur au personnage, c’est grâce à lui que le spectateur peut comprendre qu’Antoine n’a pas toujours été destiné à finir ainsi.

Je dis bien « finir ». Dans le sort d’Antoine, dans celui de Julien, il y a quelque chose de scellé, de définitif, un fatum social qui souligne, au moins, que plus rien ne sera jamais comme avant. Colin a-t-il une chance ? Oui. Non. Le choix lui appartient encore, et Cousyns est doué à le camper comme quelqu’un dont le défaut fatal a toujours été de ne pas se laisser prendre le contrôle de sa vie, de blâmer les autres pour des choses qu’il a accepté de faire. Entre autres, avec Cousyns, Duchemin montre qu’elle est une directrice d’acteurs apte, qui a un vrai sens de la gestion de l’espace : Des gestes anodins – Colin qui apprend à son frère à faire un bras d’honneur – ont l’air étudiés, et ils font chanter l’image.

 

Des temps morts, des détentes inertes

Minutieux mais sensible, riche mais jamais trop désireux de s’expliquer, Temps Mort est un film plutôt impressionnant, qui inaugure un début plein de bravade dans la fiction pour sa réalisatrice. Surtout, Temps Mort est un film alerte et équilibré, qui n’a rien à envier à son faux jumeau qu’on peut encore voir en salles, Je verrai toujours vos visages, aussi sur le thème carcéral. Rien à envier même au niveau de la distribution – En effet, si celle du film de Jeanne Herry est pleine de poids lourds bien connus et autres courtisans de l’académie des César, celle de Temps Mort regorge de trouvailles. Je pense en particulier à Martha Canga Antonio, désarçonnante et humaine, et à Ethelle Gonzalez Lardued, sorte d’Aubrey Plaza belge-cubaine avec des paillettes sur les paupières et des rêves dans la tête – Tant qu’on se dit que Colin doit vraiment souffrir, pour ne pas se donner le droit d’être quelqu’un d’autre en sa compagnie, pendant quelques moments.

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Durée : 118 mn


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