« Je t’aime, elle m’aime, et nous nous haïssons d’une féroce haine d’amour qui s’accroît par l’absence » August Strindberg
Si le titre du film renvoie à la musique de chambre, il fait surtout allusion au « kammerspiel », drame intimiste à deux voix. Cette « pièce de chambre » est le microcosme révélateur des angoisses intérieures d’un cercle restreint de personnages, ici un quatuor, selon des coups de théâtre successifs. Un trop-plein de non-dits y dévoile d’implacables secrets de famille.
Ingmar Bergman conduit l’intrigue en réglant sa caméra introspective sur les états d’âme de ses protagonistes au féminin. Il resserre son champ visuel au point de ne plus contenir que le seul cadre psychologique dans lequel sont confinées les actrices de ce drame de chambre.
En préambule, Bergman plante un décor de théâtre filmé où Viktor (Halvar Björk), mari d’Eva (Liv Ullmann), pasteur de son état et témoin extérieur du drame qui va se nouer, ménage un aparté avec le spectateur. Face caméra, il nous livre un portrait lucide de sa femme en train de rédiger dans l’arrière-plan une lettre d’invitation à sa mère Charlotte (Ingrid Bergman).
Ames sœurs dans l’incommunicabilité
L’argument poignant du film recourt à la relation mère-fille émaillée de crises paroxystiques elles-mêmes traversées de silences éloquents. L’oeuvre tempéramentale est innervée de temps forts et de temps faibles que meuble une partition musicale ponctuée de « fausses notes » affectives discordantes.
L’intitulé de cette querelle familiale qui dégénère en psychodrame dément son ton grinçant comme une porte dont les gonds seraient mal huilés.
Charlotte, pianiste-concertiste sur le déclin d’une carrière internationale, entretient de longue date une relation tumultueuse avec sa fille aînée Eva. Répondant à son invitation après sept ans d’absence alors qu’elle vient de perdre son compagnon Léonardo, elle débarque avec bagages et partitions pour un séjour qu’il lui faudra écourter.
Le couple disparate formé par Eva et Viktor semble vivre ensemble par convenance. Il abrite sous le toit de leur demeure presbytérale Helena (Lena Hyman), soeur cadette d’Eva, paralysée et handicapée mentale qu’ils dorlotent. Bergman s’appesantit en de gros plans fulgurants d’acuité sur la maladie sans rémission de Héléna. Il la confronte aux démonstrations de haine irrépressibles qui habitent la mère comme la fille ; sourdes aux suppliques de l’estropiée désespérément en mal de maternité.
Les non-dits amoncelés au fil des ans éclatent au grand jour comme autant de nuages dans la relation mère-fille
La séquence passionnelle poussée à l’exacerbation de l’interprétation du prélude de Chopin en guise de prologue est en soi un pur morceau d’anthologie. La tension mère-fille est palpable à fleur de peau. Les recoins enfouis des non-dits accumulés au fil des ans éclatent au grand jour comme autant de nuages lors d’un orage affectif.
L’exécution malaisée et gauche d’Eva condense la démission de la mère dans son rôle maternel et ses manquements éducatifs comme si la magnificence de sa musique et sa dévotion valaient d’y sacrifier les siens. Liv Ullmann prête à la caméra-scalpel de Bergman un visage hébété cerclé de lunettes rondes et criblé de taches de rousseur qui lui confère un air d’enfant attardée qu’intensifie ses tresses de « gretschen ». Ainsi typée,elle incarne de façon saisissante une élève boutonneuse ânonnant Chopin devant sa froide répétitrice de mère.
Le contraste est flagrant et encore accusé par son interprétation malhabile et toute en approximations. Eva tâtonne, hésitante. Elle est littéralement tétanisée par la présence granitique de sa mère. L’atmosphère tendue comme un arc est accentuée par la gravité lugubre et par endroits dissonante de la courte pièce musicale. Lente et quelque peu solennelle, celle-ci exsude une insondable mélancolie.
Une fascinante symphonie des visages
Le malheur de la fille devient le triomphe sans gloire de la mère qui reprend mécaniquement le prélude avec un soin et une application sourcilleuses mais sans pathos sous le regard implorant de sa fille. Bergman filme cette symphonie des visages se dévisageant sans fards et jusqu’au moindre frémissement de peau. L’effet de pesanteur est porté à son comble et à une tension maximale par l’exécution du morceau à tour de rôle. Elles donnent alors toute la mesure de ce qui les sépare, leur incommunicabilité profonde. Les visages défaits, dans leur juxtaposition, finissent par emplir le cadre qui circonscrit les jeux de physionomie.
Le metteur en scène suédois dont la quatrième épouse, Kabi Laritei fut elle-même une pianiste virtuose, parvient à mettre à nu les dissentiments mère-fille en appuyant là où ça fait mal;rouvrant les plaies vives des douleurs retenues d’Eva sacrifiée à la carrière de sa mère « invalide de tout sentiment ». Rétréci à son minimum, le cadre de l’image ne délimite bientôt plus que le champ de la parole libérée et le cerne du drame intérieur.
Il aura fallu l’intrusion des mots pour briser un silence terrifiant entre une mère égocentrique et distante et une fille aimante délaissée quand ces mêmes mots seront nécessaires pour retrouver la plénitude de ce même silence lourd de sous-entendus. La rencontre entre la mère et la fille est déterminante qui se passe de préliminaires oiseux.
Un concerto pour « deux violoncelles »
Au cours de la nuit blanche de Charlotte interrompue par un cauchemar, ce n’est plus le silence qui régit la discorde mais l’emprise de la parole. La veille insomniaque délie les langues. Eva se répand en révélations confondantes qui désarçonnent Charlotte. Accablée de reproches, elle se trouble, s’agite, tombe le masque.
« Ce n’est que par la musique que j’ai pu exprimé mes émotions. Ma propre image m’épouvante. » profère-t-elle, horrifiée et brusquement fanée et vieillie par ces aveux de remords.Elle se désarticule comme un pantin. Ses gestes se dérèglent brusquement et elle n’en retrouve le contrôle que lorsqu’elle évoque sa carrière de virtuose. Elle se recompose alors un visage des beaux jours. L’affrontement verbal entre les deux femmes prend une dimension singulière. Ce crescendo distendu, entrecoupé de respirations répond aux tentatives d’explication jusqu’alors avortées.
Parlant de Sonate d’automne, Bergman résume ainsi le propos de son film : « c’est un film pour deux actrices, pour deux violoncelles plutôt parce que le ton en est grave ». Impossible de s’y tromper et de ne pas associer la dimension sonore du film à la montée en puissance du drame qu’il révèle sourdement.
En quoi le film est une musique de chambre qui fait caisse de résonance de ses embardées et de ses accalmies. Il est bâti tout entier sur un agencement de tableaux aux tonalités dissonantes : de froides et déchirantes à l’exposition, elles deviennent pathétiques en finale. Amplifié par paliers successifs, le mouvement s’exaspère dans un long vibrato discordant et retombe, brisé. Tout concourt, en définitive, à une vision manifestement grossie aux proportions du drame intérieur en train de se nouer.