Écologie malthusienne
Soleil vert n’est pas qu’un film de science-fiction parmi d’autres, mais l’un des derniers représentants d’une époque ou la SF n’était pas encore phagocytée par la vision fantaisiste et colorée imposée par la suite par la série des Star Wars (George Lucas), E.T. (Steven Spielberg, 1982) et consorts. Film-somme, il défend, avec des œuvres écologiques telles que Silent Running (Douglas Trumbull, 1972) ou des revues d’apocalypse christiques façon Le Survivant (Boris Sagal, 1973, à l’affiche duquel on retrouve Charlton Heston), l’idée d’un cinéma anticipatoire reposant essentiellement sur le partage des émotions humaines, avec des comédiens de grand talent (Heston, Robinson, Bruce Dern dans Silent Running, seul avec ses plantes au milieu du cosmos), dont le rôle consiste avant tout à transmettre leur idéal de vie. Après, il n’y aura plus que l’œdipienne mort du père (Star Wars) ou la menace de destruction totale du corps (Alien). Sans aller jusqu’à dire que Soleil vert porte un espoir – ou alors, c’est qu’il est bien dissimulé sous son esthétique jaunâtre et maladive -, du moins peut-on estimer que Richard Fleischer y rend hommage à une certaine idée de l’humain qui ne sera bientôt plus célébrée dans ce type de cinéma.
Adaptation d’un roman d’Harry Harrison, Make Room! Make Room!, paru en 1966, Soleil vert se positionne dans un contexte particulier qui est celui, au début des années 1970, des prémisses de l’écologie comme idéologie. En 1970 est publié le livre de Gordon Rattray Taylor, Le Jugement dernier, essai eschatologique sur la crise environnementale annoncée et future référence du mouvement écologiste, puis, en 1972, c’est la parution du rapport Meadows, ou « Rapport sur les limites de la croissance », commandé à une équipe du Massachussetts Institute of Technology par le Club de Rome, qui souligne les dangers écologiques de la croissance économique et démographique que connaît alors le monde. Les questions énergétiques frapperont les États-Unis de plein fouet après le premier choc pétrolier de 1973.
Dans ce contexte, Soleil vert réactive les thèses malthusiennes stipulant, à la croisée du XVIIIe et du XIXe siècles, que les rapports entre les dynamiques de croissance de la population et de la production alimentaire seront nécessairement au désavantage de la première, celle-ci grossissant de manière exponentielle (ou géométrique) tandis que les ressources ne croissent que de façon arithmétique, donc beaucoup moins rapidement. Le résultat, c’est le carton d’ouverture de Soleil vert : New York, 2022, 40 millions d’habitants ; et la conséquence de cette surpopulation, qui déborde dans les rues et s’agrège la nuit sur les escaliers des immeubles, c’est l’abandon de toute nourriture provenant du sol (plantation et bétail) au profit de pastilles sans texture ni saveur appelées Soylent, expédients indispensables à l’alimentation d’une planète dont la démographie déborde.
Enquête de sens
Le scénario de Stanley Greenberg reproduit à l’écran l’univers crépusculaire et surpeuplé défini par Harry Harrison en y adjoignant les idées qui feront du film ce qu’il est. L’euthanasie volontaire des personnes âgées et la transformation du Soylent vert littéraire (contraction de "soybeans", soja, et "lentils", lentilles) en un amalgame de restes humains, et a fortiori le passage de l’un vers l’autre, du suicide assisté à la transfiguration en nourriture pour le plus grand nombre, sont des idées du scénariste et des producteurs de la MGM. Le Soylent vert est censé être fabriqué à base de plancton, mais celui-ci se meurt dans les océans et les qualités nutritionnels du produit sont vouées à la disparition, sinon en puisant dans l’organisme des humains décédés la substance nécessaire à leurs perpétuation.
C’est ce que découvre Sol Roth, le personnage incarné par Robinson, à partir d’une enquête menée par Thorn (Heston) sur l’assassinat d’un vieil homme riche, locataire d’un secteur cossu de la ville interdit d’accès aux miséreux. La victime, Simonson, un membre du conseil d’administration de la société Soylent, profitait du luxe de sa condition dans un appartement gigantesque, en contraste avec la promiscuité des conditions de vie de la majorité des gens et avec la médiocrité du logement partagé par Thorn et Sol (des scènes avaient été tournées, mais jamais intégrées au montage, montrant les deux héros cohabitant avec une autre famille). Simonson ayant fini par apprendre l’origine des avatars verts de leur production de pastilles, il était devenu un danger pour les autres administrateurs et, pour cette raison, méritait de mourir – sentence qu’il accepte d’ailleurs avec résignation. Simonson embrasse sa mort, en guise de libération, comme plus tard Sol accueillera la sienne : pour ne pas continuer de vivre dans une société qui a atteint le point d’origine de sa propre boucle en choisissant de se nourrir d’elle-même. Le fait que cet homme sage soit interprété par Joseph Cotten, autre comédien de l’Hollywood classique, contribue à tirer le film vers l’hommage à une génération en voie de disparition.
Tous les vieillards doivent disparaître – c’est le message égrené, en off, par une société dans laquelle les vivants se bousculent au commissariat afin de toucher les pensions des morts. Tous les vieillards, résidus devenus inutiles d’un passé lourd de son absence, occupent désormais une place qu’il faudrait réserver à la jeunesse, trop abondante. À plusieurs reprises, Thorn se laisse dire que son comparse Sol se fait vieux, que son utilité est soumise à caution, et qu’un bibliothécaire qui n’aide plus son policier affilié à résoudre des enquêtes n’a plus de raison d’être. En fin de compte, c’est de son propre chef que Sol se rend au Foyer, "Home" – magnifique contresens pour un endroit où l’on accompagne les volontaires dans la mort. Mais quelle mort ! Consentante, la victime, déjà fantôme en marche, choisit les dernières images qu’elle verra, les ultimes sonorités qu’elle entendra. Allongé dans une salle affublée d’un écran à 360°, Sol agonise lentement, rongé par le poison qu’on lui a injecté, en pleurant devant des vidéos d’une nature et d’animaux que l’on comprend effacés de cette terre – et l’on se remémore qu’au détour d’une conversation avec Shirl, Thorn parlait des fermes devenues de véritables forteresses et de l’interdiction faite de vivre à la campagne – tandis que la bande son alterne entre la Symphonie n°6 (1893) de Tchaïkovski, la Symphonie pastorale (1808) de Beethoven et un morceau d’Edvard Grieg tiré de Peer Gynt (Henrik Ibsen, 1866). Le sublime esthétique est atteint au moment où les sens de Sol s’éteignent. Et, derrière la vitre, Thorn verse des larmes : parce que son compagnon le quitte ? Ou/et parce qu’il aperçoit, pour la première fois, des bribes de ce que son monde fut autrefois ?
Goût et dégoût
La science-fiction n’est pas avare de ces mondes dans lesquels l’urbanisme a remplacé la nature. Dans Les Monades urbaines (1971) de Robert Silverberg, par exemple, les jeunes gens vivent dans des tours de mille étages et sont condamnés à ne jamais parcourir les champs qui, à l’extérieur, s’étendent à perte de vue, sous peine de mort. Soleil vert dresse le portrait d’une société qui, en s’éloignant de la nature, perd toute idée du goût – littéralement et artistiquement parlant. La société Soylent fabrique des pastilles inodores et dénuées d’arôme, uniquement nourrissantes, métaphores d’un monde où tout plaisir gastronomique a disparu en lieu et place d’une pure sustentation. Sol ne cesse d’invoquer, au grand dam de Thorn, cette époque où la nourriture naturelle était abondante ; mais ce n’est qu’en goûtant, lorsqu’ils cuisinent les mets dérobés par Thorn dans l’appartement de Simonson, du bœuf et des légumes, que le policier savoure l’espace d’un instant l’indice de la terrible perte qui a touché le genre humain. Ne valait-il mieux pas, pour l’aveugle, n’avoir jamais vu, plutôt que de se voir offrir ce merveilleux sens pour quelques minutes seulement, contre une éternité de ténèbres ? Telle est la punition qui touche Thorn pour avoir goûté aux denrées défendues.
La désagrégation du goût s’accompagne de l’effacement progressif des autres sens : la pollution qui recouvre la ville semble abrutir la population, l’aveugler et la rendre sourde à tout ce qui se passe autour. Seule la pénurie de Soylent vert le jour de la distribution fait risquer une émeute – ni la pauvreté insurmontable, ni l’absence d’espace, ni le couvre-feu qui fait s’entasser les corps dans les immeubles comme des poulets dans une cage ne provoquent cette réaction atavique. Cette science-fiction se fait aussi dénonciation du conservatisme absolu : surtout, que la population ne se rebelle pas, qu’elle ne remette pas en cause les puissants. Elle dresse le constat d’une âme humaine prisonnière d’un instinct individualiste – sa propre survie avant tout -, constat que même le prêtre interrogé par Thorn semble considérer comme implacable : lui qui a recueilli la confession de Simonson avant son assassinat, à propos de la véritable nature du Soylent vert, reste amorphe et silencieux, sans avoir même le courage, la volonté ou, qui sait, la bêtise, de vouloir faire connaître la vérité. À la fin, lorsque Thorn révèle le secret à son chef devant les réfugiés de cette même église – "Soylent green is made of people!", phrase devenue culte -, sa litanie renvoie à l’avertissement lancé par Kevin McCarthy dans L’Invasion des profanateurs de sépulture (Don Siegel, 1956) aux automobilistes, puis, face caméra, aux spectateurs. Mais qui prendra la peine d’écouter ? Qui prendra la menace au sérieux ? Ne sommes-nous pas tous endormis, apathiques et veules – comme de simples spectateurs de cinéma ?
C’est qu’il est déjà trop tard. Voilà ce qu’annonce, dès les premières minutes, le remarquable générique, sur une idée d’Harry Harrison, qui fait se succéder chronologiquement des images du progrès, allant de la révolution industrielle jusqu’à la civilisation moderne, et de ses conséquences dramatiques – surpopulation et pollution – sur une musique tout en contraste de Fred Myrow. Si les premiers clichés laissent encore une place à l’individu – quelques personnages réunis sur une photo, un agriculteur sur son tracteur -, c’est bientôt dans la masse indistincte que les êtres s’engouffrent pour ne plus resurgir qu’en fin de séquence, affublés de masques chirurgicaux anti-pollution. Outre les représentations techniques et industrielles (usines, infrastructures routières et ferroviaires, immeubles et villes), l’élément qui revient le plus souvent est la voiture, mais toujours en très grand nombre : sur les autoroutes bondées, au milieu des cités ou débordant des casses. Le destin de l’automobile est symptomatique, qui passe d’outil de mobilité à foyer précaire pour populations misérables (c’est dans une carcasse que l’assassin de Simonson est recruté, tandis qu’à l’arrière sa femme nourrit son bébé). Ce tourbillon d’images fascine et hypnotise, et engage, au-delà de son propos écologique, à faire de l’humanité la victime d’une technologie mal employée. Elle se résume désormais à un loisir innocent, sous la forme d’un jeu vidéo auquel joue Shirl dans l’appartement de Simonson, à l’instar d’une science-fiction (voir Outland de Peter Hyams, 1981) qui étouffe sciemment toute modernité technique au profit de vulgaires armes à feu et téléphones en cabine.
In fine, Soleil vert interroge : qu’est-ce que la notion d’énergie dans une société où plus rien ne fonctionne, comme si, à l’instar du roman Ravages (1943) de René Barjavel, l’électricité s’était soudain évanouie ? La production énergétique a atteint son absolu, en dehors de toute considération oisive : on ne consomme la nourriture que pour alimenter son corps en ressources énergétiques et l’on ne se déplace que dans le but de subvenir à ce même besoin de sustentation – car les humains ne font plus rien, sinon aller toucher leur pension au commissariat pour acheter à manger, et faire la queue des heures durant dans le but de s’offrir quelques grammes de Soylent vert. Il n’est donc pas surprenant que la finalité du corps humain soit de devenir lui-même pure énergie, d’où sa transformation industrielle en énergie alimentaire – thématique qui traverse l’histoire de la science-fiction jusqu’à Matrix (Andy et Lana Wachowski, 1999) et ses humains employés comme piles. Un indice essentiel nous était offert dans les premiers instants du film : lorsque la lampe du logement de Thorn et Sol commence à montrer des signes de faiblesse, le vieil homme enfourche un vélo relié à une dynamo et fait remarquer qu’il a plusieurs tours du monde à son actif sur sa monture – pour remplir l’indispensable batterie. Que ce ne soit pas Thorn, le plus jeune et le plus vigoureux, qui joue ici le rôle de pourvoyeur en énergie prouve bien que son corps à lui possède encore une énergie vitale utile à son propre cycle, tandis que l’organisme de Sol tend vers sa fin : la conversion en carburant. Rien ne se perd, tout se transforme, disait l’autre. Et tout se consomme, même le corps de son prochain.