Film à 27 étoiles.
La réalisation d’un premier long-métrage est toujours un exercice compliqué. Il l’est encore plus quand la concernée vient d’un autre métier de cinéma. Il l’est encore, encore plus quand la téméraire est destinée à être comparée à l’artiste incontournable qui partage sa vie. L’actrice Ariane Labed, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, n’a pas seulement été la camarade de Croisette de Yórgos Lánthimos à la dernière édition de Cannes, elle est aussi l’épouse à la ville du réalisateur encensé. Elle a joué dans certains de ses films (Alps, The Lobster), dans sa mise en scène de la pièce Platonov, mais aussi dans d’autres œuvres du cinéma grec (Attenberg, d’Athiná-Rachél Tsangári) et des Balkans (Love Island, de Jasmila Zbanić). Elle porte donc en elle l’historique d’un certain renouveau pour le cinéma d’une région, héritage qu’elle assume (son court-métrage, Olla, était monté par un collaborateur de son mari, Yorgos Mavropsaridis), mais auquel elle devra se mesurer. Pour ne pas se féliciter la tâche, Labed doit aussi honorer Garance, le personnage qu’elle jouait dans les films The Souvenir*, une camarade de classe de Julie Hart (comprendre : Joanna Hogg elle-même, dans son autofiction), réalisatrice-étudiante française au Royaume-Uni qui, si elle a vraiment existé, a dû côtoyer dans sa promo des cinéastes aussi différents que Gillies MacKinnon, Trix Worrell, Jan Sargent, Aisling Walsh, Alison Snowden et Suri Krishnamma. La tentative de Labed, September Says, est, sans surprise au vu du passif de l’autrice, un film poreux, affranchissant, extrêmement Européen. Il se déroule en Angleterre, est produit par des britanniques, adapté d’un roman anglais. Il est mis en images par un chef-op français de la Fémis, Balthazar Lab, et monté par une Allemande, Bettina Böhler, qui s’occupe d’habitude des films de Christian Petzold. Labed s’est donné les moyens de ne travailler qu’avec des collaborateurs qu’elle respecte, qui l’enthousiasment, indépendamment de la distance à laquelle ils se trouvaient. Le résultat est un petit miracle de coordination inter-pays, une belle rencontre entre des artistes qui donnent au film son aspect… Peut-être pas jamais-vu, mais certainement, jamais-vu-de-cette-façon. Le mélange des perspectives est pertinent, il est vivacement, loquacement contemporain. Il nous fait dire que Labed aurait eu sa place parmi les entretiens donnés dans le hors-série Zadig & Arte sorti juste avant le festival de Cannes, « Rêver l’Europe », puisque le film propose humblement une définition de cet espace derrière son récit. L’Europe, c’est urbain, mais c’est aussi littoral, c’est frénétique, mais c’est aussi pittoresque. C’est avant-gardiste et goulu, et hanté et destructeur. C’est folklorique, mais c’est aussi en conversation avec les immigrés de deuxième, troisième génération. L’Europe, comme, par ailleurs, les deux héroïnes de September Says, c’est à la fois élusif et évident quand on la voit, frappant – Ça n’a pas de sens plus fondamental de l’identité que celle qu’on obtient par tâtonnements, en essayant un peu de tout, et en gardant un peu plus que simplement ce qui est bon…
La photographe émancipée Sheela (Rakhee Thakrar) a deux filles. September (Pascale Kann), la grande, est décapante, tyrannique, débrouillarde et absolument insortable. Elle impose à sa sœur des jeux idiosyncratiques et intenses, lui donne des ordres à peine déguisés en blagues : celui de ne pas manger le diner servi sous prétexte qu’il est de couleur rouge, par exemple. July (Mia Tharia), la petite, est douce, quoique pas très souriante, et soumise. Elle est observatrice et calme : elle ne suit pas son ainée par idiotie ou naïveté, mais par reconnaissance du fait que la vie étouffante dans l’ombre de September est, en effet, une vie remplie à ras-bord de repères. Beaucoup d’adolescents et d’adolescentes sont persuadés que tous les gens de leur âges sont criminellement bêtes et cruels : peu ont le confort d’avoir une grande sœur qui les fait se sentir légitimes dans ce sentiment, défend la perception de leur différence à grands renforts de coups de ciseaux et de menaces de canif. Beaucoup de mineurs ont l’impression que leur parent, leur tuteur, n’est pas la personne la mieux placée pour répondre à leurs besoins : peu ont une sœur qui leur confirme cette idée, September imposant au final à Sheela une sorte de coparentalité de July. « Je suis très douée pour m’occuper de July », prendra-t-elle soin de dire à sa mère**, une déclaration désagréable qui pointe la négligence frivole, humaine de l’une, la domination de l’autre, et le tourniquet de dysfonction qui caractérise la situation.
Labed, très intuitive dans cette première proposition filmique, mets en scène des malaises, des errements antisociaux, avec une élégance rentre-dedans qui fait penser au monde des expositions et des vernissages. Dans la première scène du film, Sheela habille ses filles en jumelles façon Shining, les met devant un arrière-plan coloré, et les invite à se déchainer pour son objectif. À bien des égards, cette séquence introductive est une annonce de ce que fera Labed pendant tout le film : la réalisatrice française a trouvé, créé des décors tout de suite interpellants et identifiables (le collège stylisé des deux sœurs ; le carré de countryside irlandais en bord de plage, vers lequel le récit va finir par déménager), et s’amuse à y introduire les mille et une façons qu’ont une certaine démographie de jeunes filles de casser des codes. September Says est un film très excitant par son agilité, c’est un long-métrage réalisé de la même façon que les experts jouent au billard : avec précision, mais aussi avec fracas, avec impact. La formule qui donne son titre au film est un jeu, dérivé de « Jacques a dit », auquel s’adonnent les deux sœurs. C’est aussi tout cet imaginaire-là que convoque le film, celui des jeux dangereux, des récréations mortelles. On pense aux paniques plus ou moins justifiées dans les médias autour de « défis » de réseaux sociaux. July et September ont beau être à la marge de leur société adolescente, elle reproduisent, dans leur tout petit espace de vie collective, sa sociopathie. September Says, c’est un peu le Blue Whale Challenge et Sa Majesté des mouches qui s’auto-tamponnent l’un l’autre.
Des coups, découvertes.
Une autre corde à l’arc de Labed : son utilisation de techniques, d’échelles de plan, d’effets de rythme qu’on retrouve d’habitude uniquement dans le cinéma d’épouvante, l’horreur surnaturelle. En ceci, son approche holistique, spiritiste de son sujet montre que la lauréate de la Coupe Volpi a bien retenu ses leçons de Joanna Hogg. Hogg également, dans les The Souvenir, et, à plus grande mesure encore dans The Eternal Daughter, suscitait des frissons fantomatiques dans le creux de nos nuques, afin de pouvoir nous faire mieux ressentir la difficulté de naviguer certaines relations. Chez Hogg, il s’agit des conjoints et de la figure de la mère. Chez Labed, il s’agit des sœurs. Le titre original du roman adapté, de Daisy Johnson, ne fait aucun équivoque à ce sujet : Sisters. Mais alors, que dire des deux jeunes comédiennes à qui incombait la tâche de les incarner, ces sœurs ? Kann et Tharia sont deux actrices proprement incroyables. Ensemble, leur duo constitue un véritable coup de tonnerre, c’est un glissement de terrain épatant qui ne doit être possible, au cinéma, que quand les performeurs sont rodés et se connaissent depuis toujours, ou quand, comme c’est le cas ici, leur rencontre est une explosion de fraicheur, propulsée par le fait que les relations naissantes barbotent parfois dans leur potentiel à tout devenir. Kann et Tharia vont dans des endroits inhabituels de jeu, peut-être parce qu’elles ne savent pas encore qu’elles n’en ont pas vraiment le droit. Les cadences des conversations, du rapport intime de September à July, sont bâtardes, elles ne ressemblent à rien d’autre. Labed, Kann et Tharia, ont inventé un langage, une connivence propre aux deux sœurs, et c’est aussi celle-ci qui fait que July parvient à la fois à nous paraître, comme beaucoup d’enfants précoces, intelligente et pas encore formée. Dans certaines scènes, comme celle avec l’intervenant wi-fi (Barry John Kinsella), July montre qu’elle est plutôt douée à lire les intentions des gens, maturité qui coexiste paradoxalement avec son attitude docile vis-à-vis de sa sœur. C’est que July est la meilleure amie de September comme le chien est le meilleur ami de l’homme : dans le film, on se dit parfois presque que July ne transpire pas, elle halète la bouche ouverte (la comparaison animale nous semble appropriée : un autre jeu des sœurs est un espèce de zoo mental, qu’elles visitent en regardant une émission de téléréalité).
September Says est un excellent premier long-métrage, qui nous rappelle ce qui peut y avoir de meilleur dans cette catégorie de films : la volonté sabrée, sanguine de tout faire d’un coup. Le scénario, les performances, la bande-originale, sont autant d’éléments qui nous font passer par plusieurs genres et sous-genres. En regardant le film, on ressent l’influence du la Greek Weird Wave de Lánthimos et Tsangári, de la folk gothic de Hogg, mais aussi d’une interprétation plus acide de séries british sur la (re)découverte de la sexualité comme Sex Education (dans laquelle joue Thakrar) ou Trigonometry (dans laquelle joue Labed). En effet, dans le film, July & September glanent des informations sur leurs corps en développement, elles se créent des chimères et des homoncules de fantasmes à partir des variations de lumière qu’elles espionnent sous la porte de leur mère, quand celle-ci invite un homme à la maison. September Says est une pièce montée : à ses différents étages, on retrouvera du cinéma de l’impossibilité du coming-of-age (We Need to Talk About Kevin), du cinéma d’ingénierie sociale (Compliance, Turist), du cinéma phobique de l’autonomie (Lucienne dans un monde sans solitude), du cinéma de grands méchants loups (Ginger Snap).
Vers la toute fin du film, Labed perd un tout petit peu d’équilibre, en fait légèrement trop. Ses choix de réalisation deviennent moins inattaquables. Certains montages parallèles entre les choses qui arrivent aux sœurs et les choses qui arrivent à leur mère, par exemple, paraissent trop estudiantins, ils font entrer Labed, l’espace d’une seconde, dans cette confédération de cinéastes qui veulent nous montrer au moins une fois chaque type de plan, et chaque type de transition, afin de nous prouver qu’ils comprennent tout du cinéma. Et un choix narratif tardif nous a paru être une faute de goût : le parfum d’horreur surnaturelle, qui était jusque-là exogène au récit, à prendre au deuxième ou au troisième degré, devient moins ironique. C’est dommage. Ceci dit, ces légères déceptions ne suffisent pas à entériner une expérience qui a autrement été, le long de ses 100 minutes, souvent intense, dérangeante, courageuse, pénétrante, actuelle et même : très drôle. Labed nous propose un atterrissage un rien raté, en fin de vol, mais il lui aurait fallu beaucoup plus de médiocrité pour crasher son appareil. Le tout dernier du plan du film nous le suggère, l’internationale des filles et des femmes étranges existent intangiblement, intrinsèquement chez chaque ancienne collégienne qui s’est sentie rejetée. Cette connexion secrète ne peut pas mourir. Loin de nous l’idée de faire de la psychologie de comptoir, sur Labed, nous ne connaissons après tout pas sa vie. Mais c’est vrai qu’Olla aussi traitait de ce sujet général : celui des femmes qui ne se sentent ontologiquement pas à leur place, créatures d’aucune nationalité et de toutes à la fois, celles-là même dont personne ne sait quoi faire. Carrière à suivre, pour les cinéphiles qui s’intéressent aux personnes qui tombent dans les trous de la société.
*Les irlandais d’Element Pictures, Andrew Lowe et Ed Guiney, possiblement des amis de Labed, ont produit September Says, les films de Hogg à partir de The Souvenir Part II, ceux de Lánthimos à partir de The Lobster.
**Sheela semble parfois avoir peur, ou vouloir se mettre en retrait par rapport à September et à son assertivité. Le conflit était peut-être couru d’avance : Sheela a donné à sa fille un nom d’oeuvre d’art, alors qu’elle aurait pu lui donner un mensinyme plus simple à porter (January, April, May, et June sont des vrais noms), et là où July, dit rapidement, pourrait s’entendre Julie – une approximation de personne authentique.