Le concerto « sans soupirs » des armes automatiques assigne un tempo assourdissant au film
Devenu anthologique, il nous fait depuis succomber à une fascination coupable due à la débauche de violence pure qu’il déverse comme une déferlante. En cela, le trop-plein s’épanche entièrement, à l’image de cette scène qu’on dirait tout droit sortie d’un stock shot de la Prohibition et où deux robinets de bière à la pression coulent à flots en plan rapproché. À cette manifestation saisissante de l’extrême brutalité des gangs répondent implicitement les descentes et intimidations policières au détour d’une séquence du film. Tout en laissant dans leur sillage une macabre hécatombe, les tueries et autres saccages, règlements de comptes en tous genres et exécutions sommaires entre membres de la pègre qui jalonnent l’oeuvre, finissent par dispenser un curieux effet anesthésiant par leur répétition convulsive. Le staccato des armes automatiques produit un hoquet obsédant qui assigne un tempo au montage ; ponctuant éloquemment les scènes entre elles, pareil à un « concerto sans soupirs ». Le "Tommy gun" (qui est aussi le "Toni’s gun") ou mitraillette, impose sa loi en semant la mort sur son passage. En même temps, elle dicte et figure en pointillés les coupures du montage. Arme de destruction massive entre les mains de celui qui en use, elle guide la folie homicide de Toni Camonte (Paul Muni) avec qui elle fait corps au point de se redoubler dans son rire désarticulé. Son leitmotiv effréné fait avancer la continuité narrative par saccades et rebondissements successifs. À l’occasion, le déclenchement frénétique opéré par la machine gun réinvente aussi l’ellipse de l’éphéméride : les feuilles calendaires se détachent d’elles-mêmes sous l’impulsion des rafales en un raccourci saisissant. Les salves nourries semblent se condenser dans les volets latéraux qui toujours déportent l’action quelques déflagrations et autant de cadavres plus loin.

Un récit édifiant aux apparences d’une bande-actualité de l’époque
Condensée dans ses scènes les plus tonitruantes, la narration dégage une sécheresse démonstrative confondante d’énergie. À cet égard, les séquences de montage ramassent les séries de règlements de compte dans un éclaboussement de fondus enchaînés, à l’instar d’une bande-actualité de l’époque. La retombée du crépitement des rafales précipite le fondu au noir complet tel un linceul d’obscurité ensevelissant l’hécatombe dans la nuit des temps. Le fondu au noir, dans son opacité, en plus de matérialiser la descente aux enfers, devient un élément diégétique en ce qu’il prolonge ce vacillement, ce clignotement intermittent du noir et blanc. Ainsi de l’enseigne lumineuse au néon : "The world is yours", qui scintille à l’image incertaine d’une vie fiévreuse et exhilarante : celle d’un Toni Camonte à l’Œdipe compliqué puisqu’on lui suppose des relations avec sa sœur envers qui il éprouve un attachement indéfectible et qu’il veut entraîner dans son sillage mortifère. Une caractérisation que Raoul Walsh reproduira en 1949 dans le final détonant de L’Enfer est à lui, à travers le personnage de gangster psychotique incarné par un James Cagney vociférant, entièrement sous l’emprise de sa mère : "Ma, I did it! I’m on top of the world." On retrouve ce clair-obscur à « couper au couteau » dans l’alchimie photographique du maître d’œuvre Lee Garmes alors que Gaffney (Boris Karloff), rival notoire de Toni Camonte, une fois sa bande décimée, se terre en bête traquée dans son repaire. Le fondu au noir transitif se mue alors en noir étalonné sur lequel tranche une tonalité flageolante produite par le craquement d’une allumette qui illumine l’espace d’un instant le visage rugueux, couturé et blafard de Karloff.

Le tragique « fatum » de Toni Camonte
Un rituel de violence gratuite consacré par l’usage
Ce rituel consacré par l’usage est un rituel de violence gratuite. Ainsi du même geste qui établira le pouvoir de Johnny Love, le « boss » de Toni, marquant l’apogée de ce pouvoir et le règne de Toni Camonte, qui sera ensuite terrassé par les forces de l’ordre. Les faits ont force de loi que subissent les gangsters plus que tout autre individu. À ce titre, ils font l’objet d’une forte caractérisation. Outre Toni Canonte et son goût immodéré pour une élégance tapageuse, Rinaldo (Georges Raft), le gangster à l’œil de velours, ne cesse de faire sauter un nickel dans la paume de sa main, geste aussi funèbre que le sifflement de Toni. Ces notations pittoresques jouent magiquement à plein avant le déchaînement attendu des armes automatiques. De même, l’intrusion du gag (principalement par le truchement du téléphone) en la personne d’Angelo (Vince Barnett) permet un mélange des genres qui désamorce le réalisme un peu malsain des tueries sauvages et systématiques. Dans la scène du restaurant, le rire est sans conteste le meilleur détonateur. À la longue, les rafales de mitraillettes, par un curieux mimétisme, déclenchent notre propre rire saccadé comme si l’accéléré brusque des situations montrées à l’image prenait un tour burlesque. Ce déferlement par effraction du rire vient de l’effet d’accumulation des actes de violence qui condensent magistralement toute une tranche de vie trépidante en un film. Les interventions itératives de certains leitmotivs, bien loin de condamner l’œuvre à la monotonie, lui insufflent toute sa force suggestive. De même que le symbole du « X » renvoie à la balafre de Toni comme une souillure dégradante qui ne le quitte plus et scelle ses crimes, le « M » de M le maudit (1931) de Fritz Lang balise les actes du prédateur. Le motif du « X » reparaît à maintes reprises tout au long du récit comme une mutilation béante qui porte en elle les stigmates du crime et de sa société dévorante.