À propos d’une telle séquence, on pense aux mots que Todd McCarthy, biographe du cinéaste, au sujet de Rio Bravo : « On ne saurait imaginer expression plus parfaite de l’impératif d’Hemingway : élégance dans l’adversité. » (5) Car il s’agit bien ici d’élégance. Tout le film n’est qu’élégance. Et cette élégance, cette classe, qui sautent aux yeux, sont le fruit de la perception que nous avons d’une mise à distance, d’un détachement des personnages, de leurs gestes lents. Or cette sensation de distance, c’est l’invention du temps, tout simplement. Cette invention du temps, dont le critique Serge Daney affirmait qu’elle était l’essence même du cinéma : « Le cinéma, c’est la durée. » (6) Les personnages d’Hawks prennent leur temps pour se parler, pour agir ; à aucun moment, leur action n’est précipitée. Elle est réduite à un état d’indolence qui, pourtant, nous captive. Si l’on fait à nouveau le parallèle avec Le Train sifflera trois, contre lequel Rio Bravo s’est construit, nous remarquons que nous avons affaire à deux utilisations du temps, aux antipodes l’une de l’autre. D’un côté, c’est le temps de l’horloge, le temps réel, implacable (Le Train sifflera trois fois) ; de l’autre, le temps qui laisse du temps, un temps plus fluide, plus humain (Rio Bravo). Pierre Gabaston écrira encore : « Le Train sifflera trois fois insère les hommes dans le temps, Rio Bravo insère le temps dans les hommes… C’est le temps existentiel des philosophes qui s’oppose au temps mesurable, opératoire. » (6)
Et puis, il y a la musique, qui participe aussi à notre appropriation du temps et nous permet de nous lover davantage dans la complicité d’amis attendant la confrontation, le dénouement final du drame, dont ils savent, en hommes sages, qu’il adviendra tôt ou tard. Hawks choisit d’abord pour son film un thème mexicain pour tambours et trompettes, sublime tout autant qu’il est obsédant, le Degüello, qui signifie littéralement « égorgement ». Cet air militaire aurait été joué par les Mexicains lors du siège de Fort Alamo en 1836. Sa beauté ajoute à celle toute entière du film. Et alors que les choses semblent vouloir se précipiter, le réalisateur nous accorde un petit récital inattendu, dans la prison, par Dean Martin himself poussant la chansonnette "My Rifle, My Pony and Me", bientôt accompagné par Ricky Nelson (Colorado) à la guitare. La scène est délicieuse, imprévue et l’émotion qui en émane semble aussi bien nous envahir que les acteurs eux-mêmes.
(2) Todd McCarthy, Hawks, Actes Sud, 1999.
(3) Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, Rio Bravo de Howard Hawks, L’Harmattan, collection Le Parti pris au cinéma, 2013.
(4) Pierre Gabaston, Rio Bravo de Howard Hawks, Yellow Now, collection Côté films, 2006, p. 9.
(5) Todd McCarthy, opus cité.
(6) Océaniques, Serge Daney – Itinéraire d’un ciné-fils, Entretiens avec Régis Debray, de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, diffusés sur France 3, les 04, 08 et 15/05/1992, 61, 56 et 59 minutes..
(7) Pierre Gabaston, opus cité, p. 88.