Dans les années 20, le pouvoir soviétique mise sur le cinéma pour sa propagande. Sa maîtrise va constituer un enjeu essentiel de la politique culturelle du Kremlin. Le septième art est alors l’outil idéal pour toucher les masses – étant donnée la grande proportion d’analphabétisme dans la population -, grâce à l’immédiateté de l’image. D’ailleurs, Lénine ne déclare t-il pas en 1922 : « Pour nous, le cinéma est le plus important de tous les arts. » ? La première décennie du cinéma soviétique sera son âge d’or avec pléthore de cinéastes talentueux et avant-gardistes comme, par exemple, Dziga Vertov. C’est en 1927 que Sergueï Eisenstein, auteur alors déjà de deux chef d’œuvres, La Grève (1924) et Le Cuirassé Potemkine (1925), – que d’aucuns considèrent comme le plus grand film de l’histoire du cinéma -, se voit confier le film commémoratif de la révolution bolchevique. L’auteur aura à sa disposition des milliers de figurants et de gros moyens. Le cahier des charges est clair : magnifier l’événement en en faisant un récit tel que le pouvoir le conçoit. Le grand paradoxe d’Octobre, c’est que son réalisateur va réussir l’exploit de satisfaire les maîtres du Kremlin tout en ne sacrifiant pas son originalité et son génie propre. En d’autres termes, Eisenstein sert, dans le même mouvement, à la fois la révolution prolétarienne – en traduisant la théorique lutte des classes marxiste en réalité cinématographique -, mais aussi la conception très personnelle qu’il a de son art – conception servie par la prépondérance d’un montage qui fait d’Octobre une œuvre fulgurante.
Montage « intellectuel »
Tout l’art d’Eisenstein – et spécifiquement dans ce film qui marquera le début de la fin d’une période pour lui -, consiste dans un montage (ultra-rapide) de plans selon le principe de juxtaposition, de ressemblances ou d’opposition. La multiplication de ces assemblages va produire un discours. Chez Eisenstein, le sens naît de la forme. Pour preuve, les séquences consacrées à Kerenski, le chef du gouvernement provisoire, où l’on voit celui-ci juxtaposé à un buste de Napoléon. L’effet de cette alternance de plans de la statuette de l’Empereur et de Kerenski l’imitant, non seulement ridiculise Kerenski mais aussi nous désigne l’ennemi. Toujours dans la même veine, le chef du GP se voit comparé à un paon (l’orgueil) qui fait la roue. On parle ici de montage « intellectuel » : les objets (statuettes de divinités, verres, jouets mécaniques) sont des signes qui, juxtaposés les uns aux autres, doivent édifier le sens et la métaphore. Le sens, c’est l’apologie de la révolution bolchevique. Coup d’État, coup de force, véritable révolution prolétarienne ? Les historiens discutent toujours 100 ans après les faits sur la nature politique véritable des événements d’Octobre. Toujours est-il que les hommes au pouvoir en 1927 (notamment Staline qui s’apprêtait alors à évincer Trotski) avaient intérêt à glorifier l’événement selon les canons marxistes-léninistes. La lutte des classes, autrement dit l’affrontement de la bourgeoisie et du prolétariat, est bel et bien représentée dans le film. Même si cette notion marxiste de lutte des classes ne peut être définie qu’imparfaitement à l’écran, il n’en demeure pas moins qu’Eisenstein construit bien son récit en opposant les deux « classes », pour l’achever, comme nous le savons, par la destitution de l’une par l’autre.
Pour illustrer cette lutte, le réalisateur utilise toutes les facettes de son talent. Il a une dilection pour les visages, qu’il filme en gros plan. Chez Eisenstein « le visage hurle, il hurle de joie, de colère, de douleur, de rire, qu’importe. Il hurle, bouche ouverte, dents abîmées ou pas, peu ridée ou non, mais yeux toujours éclatants : il manifeste l’élan vital qui met le corps en mouvement… » (1). Qu’ils soient ceux de soldats, d’ouvriers, de femmes ou de membres du gouvernement, le cinéaste accorde un soin particulier aux visages jusqu’à les sublimer et donner, in fine, une force d’âme au film. Il ridiculise Kerenski enfermé dans son palais, en le montrant en gros plan, sombre et inquiétant. Il nous montre aussi des trognes de bourgeois de Petrograd, hilares grimaçants et revanchards. Les révolutionnaires, à l’inverse de la représentation réservée aux tenants pouvoir, sont souvent filmés dans des plans de foules. Autant les membres du gouvernement apparaissent physiquement isolés et perdus, autant les corps des révolutionnaires sont unis les uns aux autres, formant un bloc, dans des assemblées (attendant fébrilement le retour de Lénine, par exemple), dans des réunions politiques et plus que jamais dans la séquence sublime de la prise du palais d’Hiver où tous les assaillants convergent dans un même élan vers les anciens appartements du Tsar. Octobre, film muet et sonorisé avec une musique de Chostakovitch en 1967, raconte donc l’histoire de la révolution épisode par épisode depuis le renversement du Tsar en février 1917 jusqu’aux derniers jours d’octobre de la même année et la prise du pouvoir par les bolcheviks. Qu’il soit un film de propagande, c’est indubitable. Il glorifie les bolcheviks, oublie le rôle de Trotski et, partant, rappelle au peuple soviétique, dix après la révolution, le bien-fondé de cette dernière. Pourtant, si Eisenstein s’est acquitté de sa tâche de propagandiste, il ne s’est pas résigné pour autant à laisser de côté son originalité créatrice.
Lyrisme
C’est ce non-renoncement à ses propres idées sur son art en particulier et sur l’art en général, en dépit d’un contexte pour le moins contraignant, qui fait qu’Eisenstein est un très grand cinéaste. En effet, s’il adhère aux valeurs révolutionnaires et au rôle éminent de l’artiste dans la propagation de ces valeurs, il va toujours vouloir préserver son originalité, cultiver son lyrisme (qui lui sera reproché) et dépasser les querelles d’écoles. Il ne voudra surtout ne pas renoncer à sa passion pour les cultures anciennes, la littérature (Zola, Gogol), la peinture de Michel Ange… Tous ces artistes, qui ne font pas vraiment bon ménage avec le « réalisme soviétique », le réalisateur soviétique les exploitera dans Octobre. Toujours grâce à son montage qui met en opposition des plans, il fait apparaître, se succédant très vite, des images d’un bouddha ici puis d’une statue orientale là… Le procédé culmine lors de la très belle séquence de l’attente de l’assaut du palais d’Hiver avec notamment l’insertion d’une sculpture splendide de Rodin… Octobre n’est pas seulement émaillé d’apparitions de ces statues symbolisant les cultures anciennes (donc bourgeoises, selon le catéchisme soviétique), mais aussi d’images religieuses, de popes prêchant. Autant dire qu’Eisenstein qui a bénéficié d’une éducation religieuse, ne cache pas son intérêt pour la religion et souligne son importance dans l’histoire même si c’est de façon subliminale. Toutes ces insertions sont à double tranchant : apparaissent t-elles comme les symboles d’une culture que le nouveau pouvoir rouge devra rayer de la carte ou bien sont-elles là comme l’affirmation que toutes les cultures sont des joyaux amies du prolétariat ? Selon toute évidence, le metteur en scène d’Octobre n’a pas souhaité faire table rase du passé, ni de la culture classique, ni des rites religieux. Il semble qu’il ait été inconcevable pour lui de renoncer à sa liberté de création. Accusé de « formalisme » (« de droite », selon les tenants de l’orthodoxie cinématographique de l’époque), il paiera sa liberté puisqu’il sera désormais de moins en moins en grâce auprès des autorités. En 1929, il obtient le droit de partir aux États-Unis.
(1) Stéphane Bouquet in Sergueï Eisenstein, Collection Les Grands Cinéastes, éditions Cahiers du cinéma, 2007