Que le couple ne se rencontre plus aussi bien qu’avant physiquement ne vaut d’abord pas comme invalidation de la viabilité d’une vie à deux. Jérôme a “hérité d’un tigre”, qu’il lui faut “bien nourrir” : en d’autres termes, il demande à Joe d’aller voir ailleurs sans renoncer à leur vie sexuelle à eux. La conversation est lucide, bien écrite, et permet à Lars von Trier d’amorcer la suite, à savoir la mise en scène frontale de la pathologie de son héroïne. Car Joe va donc voir ailleurs, trop d’hommes à la fois, trop souvent, trop loin pour Jérôme qui, dévoré par la jalousie, finit par partir. Cette question de la jalousie, passionnante au sein d’une relation de non-exclusivité consentie, le cinéaste n’en fait malheureusement pas grand chose, trop affairé à dresser la liste des schémas que Joe va désormais pouvoir appliquer pour tenter de “retrouver [sa] sexualité” : triolisme, saphisme, sado-masochisme, entre autres. Car c’est bien la question féminine qui l’intrigue – amorcée par Antichrist (2009) et Melancholia (2011), elle trouvera ici sa justification en toute fin de parcours.
Si les expériences de Joe sont si douloureuses, si inacceptables, c’est avant tout parce qu’elle est une femme, que la société est mysogine et qu’on ne lui autorise pas les “déviances” qu’on aurait moins de mal à tolérer chez un homme. L’argument est tenable, quasi inattaquable. Problème : Lars von Trier, en tranchant assez radicalement sur la question, interdit à Joe toute possibilité d’affirmation de volonté, voire d’amour de ses appétits, qu’elle énonce pourtant au cours d’une réunion d’addicts sexuels troussée de manière trop caricaturale. Pire : il lance par l’intermédiaire de son personnage des pistes de réflexion absolument fondamentales (l’interdiction de l’usage de certains mots, comme celui de “nègre”, nuit-il à une vraie démocratie? la pédophilie est-elle, non consommée, tout à fait condamnable?), mais sans qu’elles prêtent place à un vrai débat, les distillant plutôt comme petites provocations en pure perte.
C’est dans sa carrière professionnelle, “dangereuse” et “illégale”, que le réalisateur donne à Joe la place de reprendre le dessus, et son film est dans ces moments très beau, non seulement parce qu’il explore de nouvelles perspectives cinématographiques inédites dans son cinéma (le polar) mais aussi parce qu’il émet l’hypothèse d’une parfaite égalité homme-femme, et d’un féminisme dénué de tout cynisme. Sa mise en scène y gagne aussi en profondeur, dans des plans sublimes qui affirment l’éventualité d’une lueur d’optimisme, d’un quelque chose à gagner de ce voyage intérieur (une colline à gravir, une parcelle de soleil levant sur le mur d’en face). Jusqu’à un dénouement parfaitement désespéré, d’une misanthropie à faire peur qui, s’il est un monument d’efficacité, empêche in fine toute capacité de rédemption et réitère un discours victimaire qui, même si bien sûr entendable, rend Nymphomaniac très mal aimable.