Ici, on n’a pas de copains, on répond à une question par un juron. Ici le mensonge et la violence sont la norme. « Il ne faut pas fourrer son nez là où il faut pas », tel est le crédo d’une croyance contemporaine à l’image du monde que l’on a construit. Dans un marché à côté d’un cimetière abandonné, le visage des vieux et des jeunes avachis par la brutalité quotidienne se révèle devant la caméra apparemment insensible de Loznitsa. Les regards impudents, suspects, parfois abattus laisseront une trace d’authenticité dans ce film qui oscille entre réalité et fiction. Ces portraits insistants ont valu au réalisateur le titre de d’« impressionniste anthropologique ».
Au début du film, un homme sans nom et sans visage est jeté et enterré dans du ciment. Nous n’en apprendrons pas plus sur ce personnage, emblématique d’un destin collectif. Le cheminement de la vie de chacun ressemble à la nervure des routes en Russie, il mène à un moment à l’autre à un cul de sac. Le réseau routier russe est conçu comme un arbre, et un village n’est pas nécessairement lié à un autre même s’il n’est qu’à 5 km. Il n’y a qu’une seule route qui les relie par le centre. Ainsi est la structure du film : alors que toutes les histoires semblent éparpillées, elles sont reliées à l’histoire principale, celle de Georgy.
Le plus déroutant reste la rythmique du film. La scène se déroulant pendant la Deuxième guerre mondiale où un professeur se fait assassiner par deux soldats russes devant son fils, scinde le récit en deux parties. La première se déroule en une journée sur la route. Dans la seconde, le temps est plus espacé avec des ellipses plus importantes. A la fin, on assiste à la rupture du rythme du film comme si d’un coup on entrait dans un film d’action au montage rapide et très découpé. Ce changement de rythme minimise l’impact de la violence sur la fin du récit car c’est du « déjà vu », c’est plus conventionnel, et c’est peut-être pour cette raison qu’on peut donner à la séquence un caractère hypothétique. Tuer tout le monde à la fin d’un film bien structuré semble trop hâtif, trop artificiel, on dirait qu’un château de cartes s’écroule brusquement. Il n’y a pourtant pas de doute à avoir sur la sincérité du cinéaste : de son film, on comprend qu’il ne peut observer le monde en résignation silencieuse. Car selon lui, on ne peut faire avancer une société sans lui montrer sa véritable abomination.