« It’s not day or night – it’s kind of half night »
« It’s not day or night – it’s kind of half night, you know ? » Ainsi le dit l’un des étranges personnages qui hantent Mulholland Drive. Mi absurde, mi sibylline, la formule synthétise grossièrement mais non sans malice l’univers obscur et sinueux de David Lynch qui, en quelques films, a su créer une œuvre unique, un monde où l’humour décalé côtoie l’effroi le plus hypnotique, invitant ainsi à des voyages vers une territorialité bien mystérieuse, une aura toute cinématographique, qui se joue des images mentales et de l’inconscient. Après Lost Highway (1997) et ses perturbantes lignes jaunes discontinues d’autoroute, le cinéaste américain a repris avec Mulholland Drive les routes nocturnes d’une Los Angeles qui pourrait être le décor d’un roman de James Ellroy. On engouffre son regard, prêts à ne rien discerner dans cet océan noctambule, à la texture à la fois sensuelle et cramoisie, mais la sensibilité en éveil, au son de la musique narcotique d’Angelo Badalamenti. Une femme, Rita (Laura Harring), brune languide aux lèvres rouges, s’échappe d’un accident de voiture alors qu’elle manquait de se faire tirer dessus par l’homme qui la conduisait. Beauté sombre et errante, blessée à la tête et rendue amnésique par l’accident, elle s’extirpe de la route pour diriger ses pas vers une demeure de Los Angeles où elle trouve refuge, aidée en cela par Betty (Naomi Watts), une actrice fraîchement arrivée à Hollywood. Avec sa blondeur solaire, Betty est une image renversée de la beauté de Rita. C’est le début d’une association et/ou dissociation de deux femmes lynchiennes.
« The girl is still missing »
Autour de ce lien aux apparences circonstancielles viennent se greffer un jeune réalisateur caractériel (Justin Theroux), des producteurs menaçants – hommes à la recherche de la femme disparue de l’accident – et un cow-boy sorti de nulle part. Autant de figures qui passent et disparaissent de l’image, sensées ou non, à l’instar des personnages de la série Twin Peaks, pour mieux revenir plus tard s’agrémenter au tableau d’un Hollywood qui caresse les plans de son envoûtement ou de sa suavité sordide. Dans cette atmosphère de film noir nourri aux barbituriques, la recherche de Rita pour retrouver son identité devient un noeud du récit dont on perçoit vite le prétexte, le caractère vain, la perdition, autant qu’il est la pierre de touche d’une oeuvre en composition et décomposition (parfois littérale) perpétuelle, à travers des enchaînements visuels qui nous donnent brillamment accès « à ce que la psychologie a vainement cherché dans l’introspection ou plus récemment dans les neurones ». (3) A ce titre, la remarque d’Hervé Aubron, enjoignant à ne pas « chercher à casser le code de la boîte bleue », cette mystérieuse boîte qui revient comme un motif au cours du fillm, insiste sur les dispositions particulières que demande Mulholland Drive. S’il faut peut-être moins se focaliser sur le rébus, au sens freudien, que semble représenter le long métrage, c’est pourtant bien dans une série d’associations de fulgurances psychiques qui passent par l’image qu’il s’aborde, où de lascifs fantasmes s’acoquinent avec de solitaires déroutements mentaux et un magma des tréfonds hantés de la fiction hollywoodienne. D’un corps de femme désiré à celui d’un corps de femme mort, le silence (le « silencio ! ») est d’or, la femme en question (Rita ? Diane ? Betty ?), au fond, qu’on la voie ou non, a peut-être bien disparu ( « the girl is missing ») de l’écran pour s’engrammer dans notre lacis de neurones, en une image persistante et irrésolue.
(1) Hervé Aubron, Mulholland Drive de David Lynch, Yellow Now, 2006
(2)
(3) François Niney, Le Subjectif de l’objectif : nos tournures d’esprit à l’écran, Klincksieck, 2014