Vices sans vertus
C’était à craindre : un film produit, et non réalisé, par Peter Jackson cumule les tares dont souffrent ordinairement les œuvres du cinéaste néo-zélandais – mégalomanie grandiloquente en moins. Christian Rivers, propulsé de technicien aux effets spéciaux sur les films de Jackson depuis Braindead (1992), en passant par Le Seigneur des Anneaux, King Kong et Le Hobbit, au statut de réalisateur, assure le minimum syndical. Mortal Engines n’est pas hideux et ne commet pas de fautes grossières – à la différence de Assassin’s Creed (2016) ou La Momie (2017), parmi les blockbusters sévèrement ratés de ces dernières années. Mais à trop se focaliser sur l’aspect technique, comme s’il savait que le film risquait de chavirer au moindre faux pas (et un faux pas à 100 millions de dollars ne pardonne pas), Rivers oublie un point essentiel du septième art : l’âme.
Qu’est-ce qui distingue Mortal Engines d’autres superproductions calibrées pour la rentabilité ? Rien. Ou plutôt, à force d’en condenser systématiquement l’ensemble des vices sans leurs vertus, le film se démarque car il devient archétypal d’une certaine tendance dans les grosses productions hollywoodiennes. Pour résumer très brièvement Mortal Engines : l’amour triomphe de tout, leur cupidité terrasse les méchants, et les gentils Chinois aiment la nature et la paix.
Détaillons un peu plus. Une romance complètement bâclée surgie de n’importe où, dépolitise la fable principale et amoindrit le potentiel féministe de Hester Shaw (Hera Hilmar), fort au début du film, réduite à une banale fifille en quête du prince charmant. Les racisé·e·s, à l’instar des personnages de Rogue One, ne servent qu’à se sacrifier pour qu’advienne le « chevalier blanc » (white saviour). Plus généralement, les personnages secondaires ont l’épaisseur psychologique d’une feuille de papier. Quant à la mise en scène, elle obéit mécaniquement à la règle dite du « fusil de Tchekov », à savoir : « Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là » (Tchekov). En découle un récit plus que prévisible : on en devine la fin sitôt les objets et les personnages posés dans la première demi-heure.
Un potentiel cinégétique sacrifié
Cela dit, pourquoi faire tout un fromage d’un énième blockbuster sans saveur ? Pourquoi ne pas le jeter comme tant d’autres aux poubelles de l’histoire du cinéma ? Parce que Mortal Engines possédait un très grand potentiel visuel – et sur ce point, la formation technique de Christian Rivers apporte une (légère) plus-value – et une forte métaphore politique. Il est aisé de comprendre, dès le prologue, que « les cités prédatrices de l’Ouest », comme Londres, figurent le capitalisme impérialiste qui s’accapare brutalement les ressources de plus petites cités, et d’envisager le devenir métropophage de la société nomade à venir. Il est fascinant de voir avancer des « locomopoles » steampunk et de contempler ce qui pourrait advenir de la civilisation humaine après son Grand Effondrement. Rivers sait filmer ces énormes machines en marche. Aussi classique qu’il soit, son sens du cadrage et du travelling amène un souffle épique dans une histoire à l’eau de rose.
On pourrait rapprocher Mortal Engines d’une autre superproduction, toujours en salles aujourd’hui : Les Animaux Fantastiques : Les Crimes de Grindelwald. Les deux œuvres disposent d’un riche matériel cinégénique, mais se contentent de l’exploiter de manière tristement banale : de l’amour, de l’amitié et un méchant charismatique. Une inadéquation entre forme et fond ? Surtout une couardise maladive des grands studios. À quand un peu de courage ?