Morgen

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Dans un premier long métrage de fiction particulièrement réussi, le réalisateur roumain Marian Crisan s´empare avec humour et cruauté du thème de l´immigration.

Dans Morgen, prix spécial du jury à Locarno en 2010, on quitte les univers urbains habituellement préférés par le cinéma roumain pour le petit village de Salonta et ses alentours, situé à la frontière entre Roumanie et Hongrie. Mais que l’on ne s’y trompe pas : c’est bien à un carrefour de l’Europe que Marian Crisan, lauréat en 2008 de la Palme d’or du court métrage pour Megatron, installe sa caméra. « Morgen », en allemand, signifie « demain ». Aux oreilles d’un Turc sans papiers qui tente de rejoindre sa famille émigrée clandestinement en Allemagne, le mot pourra sonner comme une promesse. C’est pourtant au constant report de son accomplissement qu’il renvoie in fine, au rêve contrarié d’une Europe irriguée à l’est par l’Occident ; une Europe qui semblait ouverte et riche. « Demain, on verra… » est une réplique qui a fonction de leitmotiv dans ce film.

Un étranger dans le cadre

Nelu, la quarantaine, vit avec sa femme dans une petite maison située à l’écart du village. Pêcheur solitaire, il s’aventure régulièrement aux alentours de la frontière hongroise. Suite à l’une de ses expéditions, il recueille un clandestin turc qui tente d’échapper à la police de l’immigration.

Le film exploite avec un bonheur certain l’incapacité des personnages à communiquer par l’intermédiaire du langage. Le Turc, particulièrement volubile et expressif, n’est pas sous-titré. « Allemania » est par conséquent le seul mot prononcé par lui qui sera compréhensible pour toute personne ne partageant pas la connaissance de sa langue maternelle. On est ainsi conduit à adopter le point de vue de Nelu qui se retrouve avec ce bonhomme sur les bras, comprenant assez rapidement sa situation mais ne sachant pas quoi en faire. Cette idée participe d’un traitement du personnage comme présence hétérogène dans l’image, comme corps qui peine à trouver une place lui permettant d’entretenir une interaction avec l’environnement dans lequel il est plongé. Privé de sa capacité à produire du sens par le langage, il est isolé et fragilisé. Il restera sans nom jusqu’à la dernière scène.

Corps étranger mais également corps burlesque, Behran – c’est son nom – fait envers et contre tout preuve d’une force de résistance vis-à-vis de ce que l’on peut considérer comme une forme de violence : le déni. Il faut voir la manière dont le cinéaste le montre insister à vouloir parler malgré l’incompréhension de ses interlocuteurs, avec une énergie qui ne faiblira pas jusqu’à la fin. À la manière d’un Charlot ou d’un Keaton, il encaisse inlassablement les coups en offrant à ce monde qui ne veut pas de lui la présence presque fatale de son corps qui se relève et revient chaque fois qu’on l’expulse. Son énergie est mise au service d’un idéal : lutter pour sa part dans le cadre, être vu. Arrêtés par la police des frontières, lui et Nelu doivent poser pour une photographie. Il est demandé à Nelu d’indiquer l’endroit où il l’a trouvé. Celui-ci tend la main en direction de la frontière avec la Hongrie. Behran, qui se méprend sur la demande et le sens de ce geste, l’imite aussitôt pour montrer que c’est par là qu’il voudrait aller. Le geste incarne parfaitement sa belle insistance à vouloir figurer dans l’image coûte que coûte, insistance tragi-comique qui emporte l’adhésion.

Le cinéaste parvient également à tisser un lien très fort entre les personnages de Nelu et Behran. Malgré l’incompréhension verbale, ils parviennent à communiquer, notamment par les gestes, par les attitudes, les expressions du visage. Le langage des corps prend le dessus sur le caractère abstrait de la séparation symbolique (la frontière).
 
 


« Tu peux passer mais le poisson reste ici. »

Le film entretient une affinité profonde avec la mythologie du western. Héros taciturne et solitaire, arrivée d’un étranger sans nom dans une petite ville, prédominance de la thématique de la frontière… Le choix de la campagne résulte manifestement d’une ambition du cinéaste de confronter la relative horizontalité du paysage et la verticalité symbolique des barrières entre États qui donne à voir une certaine réalité du pays. La Roumanie, membre de l’Union européenne depuis 2007, n’a pas encore intégré l’Espace Schengen (qui, rappelons-le, est un espace de libre circulation permettant une collaboration entre les pays membres via une base de données commune concernant la criminalité et l’immigration illégale), de même que Chypre et la Bulgarie. On reproche pour le moment à ces pays une trop grande porosité de leurs frontières avec l’extérieur, des problèmes de corruption et un manque d’efficacité dans la lutte contre le crime organisé.

La question de la transgression est traitée avec une certaine cruauté. À Nelu qui revient d’une pêche nocturne du côté hongrois, on dit au poste frontière qu’il peut passer mais doit en abandonner le fruit. On laisse ainsi suffoquer dans le caniveau une carpe qui n’a pas droit de passage en Roumanie. Mais cruauté et humour sont indissociables dans ce film. Aussi, un envahissement de terrain spontané au cours d’un match de foot entre un club roumain et un autre hongrois fera office de défoulement compensatoire pour les personnages, nécessaire exutoire à une violence institutionnelle qui s’exerce par des contrôles de police incessants. L’arbitraire de la séparation réprime les aspirations à une ouverture fantasmée. Le film se déplace sur le terrain d’un rapport à l’ouest devenu obsessionnel, qui s’incarne notamment dans la profusion d’anglicismes. D’un appareil acheté, le vendeur dit qu’ « ils ont les mêmes sur Discovery. » Nelu, vigile dans une supérette, est affublé d’une chemise portant l’inscription ironique « Predator security », qui contraste fortement avec la pesanteur d’un corps qui nous sera toujours montré à la limite de l’affaissement. Le ton est ludique, mais également fataliste.

La maison de Nelu est en travaux. Pour ça aussi, c’est « Morgen », on réparera le toit. Quand on aura de l’argent. Celui donné par Behran, qui devait servir à payer son passeur, y contribuera. Si le lien tissé entre les deux hommes semble défier la verticalité symbolique des frontières, il provoque également une reconfiguration de l’intérieur de la maison, marquant avec insistance une rupture entre Nelu et sa femme. L’espace domestique, à la fois poreux et fortement structuré, rejoue en miniature les névroses du monde extérieur, donnant à voir un malaise social certain.

Titre original : Morgen

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Durée : 100 mn


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