Une ville près de la mer pour un espace intérieur
A l’introduction en images topographiques de Manchester by the Sea suit l’arrivée de Lee à l’hôpital. Son frère Joe vient de mourir des suites d’une maladie. Quelques ellipses permettront de saisir sans s’attarder ce qui mène à cette disparition. C’est par ce biais que le film va se monter, alternant les ellipses, insérant quelques flash-backs pour accompagner le récit, découvrir ses enjeux, toujours avec douceur, à l’image des roulis de bateaux dans le port de Cap Ann : des plans de coupe enveloppants qui ne morcellent pas l’histoire, quels que soient ses sauts dans le temps ou sa teneur dramatique, mais la recomposent en un puzzle déjà pré-lié. Ce montage subtil, filmant toujours avec une certaine distance les personnages, construit toute une sorte de conduits émotionnels qui se dévoilent au fur et à mesure à travers l’amplitude du film. Sa portée en affects n’est jamais instantanée mais latente, elle se brode, se découvre en avançant, comme une déflagration approchant à petits pas. Elle fait écho à l’univers intérieur du personnage qui sédimente l’œuvre : Lee.
Fuir Manchester by the sea
Le deuil de son frère, vécu émotionnellement de manière souterraine et véhiculée comme tel par le jeu profond de Casey Affleck, ravive l’autre deuil que porte en lui le personnage : la perte de ses enfants dans des conditions tragiques. Champ de ruines réactivé par la dernière volonté de Joe : que Lee soit le tuteur de son fils, Patrick. Le cinéaste capte le monde intérieur de cet homme encore jeune, dont le traumatisme a laissé une coquille émotionnelle comme désaffectée, « there is nothing there » dira-t-il à son ex-femme interprétée également avec une grande justesse par Michelle Williams. Vivant désormais à Boston pour fuir ses souvenirs traumatiques, Lee porte en lui la force centrifuge qui fait de Manchester by the sea un lieu à double tranchant : celui qui l’a bâti, autour duquel il s’est construit (le bateau de Joe que son fils Patrick veut restaurer), qui a offert du bonheur ; puis un jour le lieu qu’il ne peut plus soutenir à cause de ce qu’il lui renvoie. Même pour accompagner la vie de son neveu privé de père, Manchester by the Sea demeure insupportable à Lee. C’est ce lacis psychologique complexe que dépeint Kenneth Lonergan avec une grande acuité ; c’est le travail d’une résilience avec ses trous, ses déchirements inoubliables, évoqués par une succession de touches sensibles, d’expressions de visages, du détachement apparent de Casey Affleck. Derrière une mise en scène qui fait penser à un poème de l’américain Robert Frost, le film suit l’existence fragile d’individus abîmés par l’existence. Jusqu’au bout, il conserve cependant son souffle, son intensité, une forme de bercement et d’épure, cherchant à redonner à son personnage principal un élan de vie bouleversant.