Du haut de son statut paradoxal de blockbuster/potentielle bête de festoches, l’attendu « Looper » surprend en parvenant à introduire du coeur dans une approche postmoderne plus généralement propice au cynisme le plus mortifère.
La vie de tueur pour la mafia de Joe est bien réglée : il abat des hommes, envoyés de trente ans dans le futur par ses employeurs. En effet, on aura alors trouvé le moyen de remonter le temps, mais cette activité hautement dangereuse pour le monde tel qu’on le connaît, est si illégale que seuls les "loopers" s’occupent de la réguler pour la garder sous le boisseau. Ils prennent une retraite anticipée lorsqu’on leur envoie leurs alter ego assortis d’une prime, qu’ils ont soin d’éliminer dans une forme inédite d’assurance-vie rétroactive. Certaines de ces « boucles fermées » parviennent pourtant parfois à s’échapper, amenant de terribles conséquences sur le tueur imprudent. Un jour, c’est ce qui arrive à Joe.
Qu’apporter de nouveau au récit de boucle temporelle ? Rien que ces trente dernières années, on a en effet à peu près fait le tour des implications de ce type d’histoire avec pêle-mêle Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985, 1989 et 1990), les trois-quarts deDoctor Who (1963-1989, 2005), L’Effet papillon (Eric Bress and J. Mackye Gruber, 2004), Le Prince des ténèbres (John Carpenter, 1987) ou Donnie Darko (Richard Kelly, 2001) – le premier qui dit « et Camille Redouble » se verra lapidé à coups de figues molles-… Les constantes thématiques du sous-genre, désormais rôdées, l’amènent dans ses meilleures occurrences à moderniser le folklore de la tragédie classique en en conservant le principe moteur, l’impuissance de personnages face à l’inéluctabilité du destin. L’exemple le plus frappant en serait la série vidéoludique Legacy of Kain, où les actions intriquées de Raziel font plus que servir cette inéluctabilité (voir l’incroyable finale de Soul Reaver 2). Proche en cela de la tragédie racinienne, c’est un sous-genre qui sous ses atours séduisants (qui n’a jamais rêvé de retourner dans le passé pour conseiller son pendant d’alors, ou lui coller une beigne bien sentie ?) se montre d’un conservatisme bien encombrant, montrant finalement, de façon presque invariable et assez moralisatrice, des personnages prisonniers d’un cercle qu’ils doivent in fine accepter sous peine d’annihilation non seulement d’eux-mêmes, mais de l’univers entier… Dans les rêves déviants des amateurs d’imaginaire, l’approche générale de Rian Johnson, qui a déjà montré son iconoclasme notamment dans le plaisant Brick (2005), était amenée à relancer l’intérêt dans ce jardin trop bien entretenu.
Pari tenu. C’est que Johnson effectue ses pas-de-côté vis-à-vis des genres qu’il investit via une connaissance érudite de leur codes (techniques, esthétiques, thématiques), et mieux encore par une manipulation effective mais respectueuse de ces derniers. Dans cet esprit et tout au long deLooper, il s’amuse à ironiser sur les éléments constituants de l’actioner de SF, et mieux, sur la manière dont pas mal d’éléments périphériques du genre se sont retrouvés statufiés au fil du temps, en particulier Bruce Willis. C’est ainsi que Johnson tire d’abord son concept de base plus loin que ses prédécesseurs, en jouant notamment la carte de l’utilisation de souvenirs et de messages dans l’édifice causal de son récit : d’un côté l’un pourra donner rendez-vous à son futur lui-même en se scarifiant pour qu’il se découvre des cicatrices évocatrices, de l’autre (lors d’une séquence d’une limpidité et d’une brutalité confondante), d’autres pourront punir un fuyard du futur en mutilant sa jeune version pour qu’il en ressente des effets dont il ne se souvient pas avant de les constater sur lui-même. Pour n’être pas totalement nouveau (encore une fois, une telle scène de réminiscence se retrouve dans Soul Reaver 2, ponctuée par la réplique "Janos must stay dead!"), le motif du souvenir, et des conflits entre celui-ci et l’altération d’évènements, est très rarement utilisé dans le sous-genre, et acquiert ici une force particulière dans la mesure où il sert le conflit jamais résolu entre les deux versions de Joe. En effet, aucun des deux ne veut laisser tomber SA version du monde (et la femme qu’il aime) ni les carrefours platoniciens qui y mènent, et le fait qu’ils soient la même personne ne fait que les énerver un peu plus au sujet de leur antagonisme. Johnson introduit ainsi l’idée, passionnante, de paradoxe temporel métaphysique plutôt que physique. À ce propos, il est plaisant de voir enfin Joseph Gordon-Levitt grimé en autre chose qu’un sosie officieux de Heath Ledger : le trouble induit par sa ressemblance forcée avec Willis, cet autre lui-même venu de temps étranges, est patent et savoureux.
Mais comme dit plus haut, le sérieux de l’entreprise n’entraîne pas le manque de perspective et d’humour dans son traitement. Bruce Willis donc, qu’on n’avait pas vu aussi inspiré depuis Otage (Florent Emilio Siri, 2005), est visiblement conscient de cette perspective sur sa carrière et son statut d’action hero vieillissant, qu’il interprète ici avec toute l’aridité d’une résignation amère. Cependant Johnson n’est pas Tarantino, il sert avant tout son récit, et l’ironie du ton (ou le fait de se montrer malin) n’est pas pour lui une fin en soi. C’est ainsi que l’aspect bigger than life de la composante science-fictionnelle du récit joue le rôle de commentaire, ce qui permet à son aspect humain à fleur de peau de se développer sans entrave. Car on pense souvent, avec l’argument SF, à ce qu’à pu faire Verhoeven dans les années 90 : les motos volantes, pétoires ridiculement surdimensionnées et dons de télékinésie réduits à des fanfaronnades de bar, mais aussi l’esthétique de film noir du futur qui renvoie à toute une tradition post-Blade Runner (Ridley Scott, 1982) – voir le commentaire acerbe d’un Jeff Daniels impeccable sur les cravates de ses hommes de main -, sont là pour désamorcer l’incrédulité (tout le fatras technologique est montré avec un sens du quotidien qui crédibilise immédiatement l’univers), et poser la dose nécessaire d’adrénaline. Mais ces avatars de la postmodernité servent aussi à encapsuler les perspectives anticipatoires de l’histoire, dont le cœur s’est toujours trouvé ailleurs, dans des éléments et des décors nettement chargés de sens, prosaïques et intemporels : une montre à gousset, un fusil de chasse chargé de gros sel, des lingots d’argent et d’or, un coffre-fort. Et c’est dans l’opposition de ces prosaïsmes que le film touche le spectateur bien plus que dans une pétarade par ailleurs exaltante (voir Willis nettoyer tout un immeuble à l’arme lourde reste un plaisir de gourmet). C’est clairement dans le troisième acte, avec la découverte de l’enfant amené à peut-être devenir le terrible Rainmaker du futur, une force presque surnaturelle qui cherche à détruire tous les loopers, que Johnson pose ses revendications de conteur. Le traitement des relations entre les personnages dans cet acte se montre aussi subtil qu’impitoyable, l’enfant en lui-même – à la fois terrifiant et attendrissant – refusant tout manichéisme dans sa représentation.
On pourrait même voir toute cette partie comme une brillante adaptation officieuse de Charlie (1980), le roman de Stephen King tournant autour d’une petite fille capable de pyrokinésie, et en particulier tout l’épisode du siège de la ferme des Manders par les agents de la Boîte. La simple terreur d’une mère face à la force effrayante de son propre gosse transpire de ces séquences et constitue la plus grande réussite du film, précisément parce qu’il ne se résigne jamais à donner dans l’action auto-centrée – à la manière de The Island (Michael Bay, 2005) par exemple – ou dans le clin d’œil postmoderne comme seule fin en soi (tout Tarantino), mais cherche à faire avancer les codes d’un genre en se basant sur une connaissance complice tout en portant des enjeux humains incarnés et crédibles. C’est, soit dit en passant, ce qui caractérise la science-fiction bien plus que le folklore technologique auquel on la réduit trop souvent. D’ailleurs, Johnson en semble conscient dans sa manière d’expédier les destins futurs et/ou potentiels de ses personnages, en quelques ellipses abruptes. C’est pourtant à cause de son coeur gros comme ça qu’ultimement, le récit semble se mordre la queue justement sur sa logique évènementielle. Sans spoiler, on dira simplement que la résolution du noeud gordien de l’histoire paraît manquer de logique, ce qui est meurtrier pour une histoire de voyage dans le temps – rememberLa Planète des singes (2001) de Burton ? -… Ici, la résolution expéditive du récit tend, pour ce qu’on en sait au lancement du générique de fin, à l’annuler purement et simplement, voire à détruire l’univers où se récit prend place. Cette réserve est néanmoins à prendre avec des pincettes : étant donnée la qualité hallucinante d’écriture dont Johnson fait preuve jusque-là, il y a fort à parier qu’il ait une suite cataclysmique à Looper dans sa manche. On ne peut pour le moment que fantasmer un monde déchiré de part en part par la colère du Rainmaker, des poches de temps aberrantes et contradictoires apparaissant au hasard, ou le simple détricotage du réel autour de ce nœud d’évènements désormais insoluble. Cette apocalypse temporelle, agitée d’habitude comme une menace intangible et jamais montrée dans les autres récits de paradoxes temporels (Nom de Zeus !) pour justifier leur conservatisme de base, pourrait donner une histoire franchement excitante à suivre. Espérons.
Après Ozu et Bergman, c’est au tour de Fellini de rejoindre la collection Format Bible de Carlotta. Voici donc un pavé tout rose shocking fluo, même les photos du cahier central en noir et blanc sont imprimés sur du papier rose carmin, ce qui leur confère un aspect...