Little Big Man (Arthur Penn, 1970)

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Il était une fois dans l´Ouest, un misérable bonhomme doté d´un talent inné pour la vie.

Intelligence : […] 2. Aptitude à s’adapter à une situation, à choisir en fonction des circonstances ; capacité de comprendre, de donner un sens à telle ou telle chose. (1)

Seul blanc sorti vivant de la bataille de Little Big Horn, usé par une existence pour le moins houleuse, Jack Crabb a dû faire preuve de beaucoup d’intelligence pour survivre au merdier dans lequel la naissance l’a propulsé… Pour autant, vieillir l’a-t-il aidé à donner un sens à cette vie ? Flashback

Jack Crabb, dix ans, deuxième enfant d’une famille massacrée par les Pawnees, sort miraculeusement indemne de l’attaque, avec sa sœur Caroline. Il aurait probablement haï les indiens si un Cheyenne ne les avait pas ramenés au camp, leur offrant le gîte et le calumet. Une hospitalité déceptive pour Caroline, qui, espérant être violée par les sauvages, lasse d’attendre, enfourche vexée le premier cheval venu et abandonne son petit frère à la merci des Peaux-Rouges.

 

« Je vois bien leur tas d’ordures, mais où est le camp ? »

Si Jack doit se plaindre, c’est plutôt du confort rudimentaire. La situation des Indiens n’a guère changée depuis la création des réserves, et en 1970 à l’heure de la guerre du Viêt Nam, des manifestations pacifistes, et des reconnaissances de crimes en tous genres, on ne peut décemment plus envisager le western sous le même angle occidentalocentré. Alors, dans les yeux d’un gamin, la vie d’indien, c’est comment ? C’est le paradis. C’est monter à cheval, se rouler dans l’herbe et manger du chien bouilli. Jusqu’au jour où, rentré de la chasse, on découvre les siens carbonisés et son tipi incendié. Alors, dans les yeux d’un jeune homme, la vie d’indien, c’est comment ? C’est courir vite et surtout sans se retourner…

Ou alors, droit comme un I, traverser le champ de bataille sourire aux lèvres, en croisant très fort les doigts et en serrant les fesses. Lorsque la folie destructrice a congédié la raison, perdu dans le fracas des carabines, sous les pas des chevaux, ballotté par le tumulte des foules ivres de terreur, les tactiques les plus démentes se révèlent paradoxalement les plus sages… « Je n’avais encore jamais été invisible mon fils ! » : la candeur désarmante de Peau de la Vieille Hutte, certes, devenu aveugle mais pas sénile pour autant, désarçonne les tuniques bleues tant est si bien que Jack Crabb, son petit-fils adoptif et pourtant initiateur désespéré de cette idée extravagante, le contemple avec autant d’effroi qu’admiration, en prenant garde, toutefois, à ce qu’il ne trébuche pas sur un cadavre.

Entre rire et pleurer, le cœur indécis d’Arthur Penn balance. Il empruntera donc la voie du récit picaresque, suivant les traces du redoutable Voltaire qui avait déjà porté le genre au rang de missile satirique. Trimbalé par les aléas de l’Histoire, Jack Crabb peine à choisir sa place, pour cause : le sort s’en charge tout seul, lui laissant uniquement le loisir de protester. Étranger partout, à l’aise nulle part, anti-héros au regard pur, Jack Crabb devra pourtant jouer de souplesse pour s’adapter à toutes les situations : baptême tardif en apnée, cantiques, plumes, goudron… Son odyssée parmi les Blancs lui enseigne avant tout à se méfier des névroses de chacun. Tous des tarés. Écrits en lettres d’or sur une bannière portée par les peuples du monde, ces trois mots pourraient fédérer l’humanité entière si elle avait le cran de les assumer. 

Ours des Montagnes assume tout, lui : ses aigreurs, son ressentiment envers ce nabot de Jack qui, non content de lui avoir collé une beigne – geste inédit chez les Cheyennes –, s’est ensuite accordé le plaisir de lui sauver la vie, se voyant ainsi gratifié du prénom « Grand Petit Homme » (Little Big Man). Plus tard, Ours des Montagnes deviendra provisoirement un « contraire » : ces guerriers Cheyennes qui se lavent avec du sable, se sèchent avec de l’eau, montent à cheval à l’envers, et formulent une chose en pensant l’exact opposé. Une manière plutôt saine d’exorciser ses frustrations, alors que la pieuse Madame Pendrake, elle, est obligée de s’envoyer l’épicier en cachette pour satisfaire ses élans nymphomanes.

 

« Tu sembles réellement bien développé Jack »

Mielleuse à souhait, dans une prestation digne des Monty Python (« Bénies soient les gerbes ! »), Faye Dunaway exhale ses bouffées libidineuses devant le pauvre Jack, tout suant de désir chrétien pour sa douce préceptrice. Une fois les vapeurs dispersées, l’amertume dissout le glucose : Jack opte pour une autre vie, moins religieuse. À la phase d’éducation sentimentale succèderont diverses périodes, toutes plus désastreuses les unes que les autres, témoignant qu’il n’existe absolument aucun ordre moral. L’honnête homme comme le charlatan sont à égalité devant la violence, l’alcool et la déprime. La roue tourne trop vite, et Jack, qui, dans son périple, croise et recroise sans arrêt les mêmes visages plus ou moins fardés ou tuméfiés, est bien placé pour le savoir. Revers de fortune, coups du destin, peu importe, car les premiers seront les derniers. La mort est le dessein, la putréfaction, sa trajectoire. Serein philosophe, et de bonne composition, Merriweather, inlassable, poursuit sa route sans faillir, s’arrangeant pour se défaire régulièrement d’un nouveau morceau de son corps…

À la manière du peintre Gros (2), Arthur Penn multiplie les tableaux de batailles où s’entassent les cadavres aux premiers plans. La première image du flashback s’ouvre d’ailleurs sur ce même type de composition, une dépouille inconnue obstruant la vision d’une charrette providentielle de laquelle s’extraient Jack et sa grande sœur. Revers de la médaille, la pourriture la plus tenace peut germer sous les sabots des plus preux chevaliers, la faucheuse, revêtir le faciès angélique d’un général blond comme les blés. Pour beaucoup de Blancs, Custer incarnait le rêve flamboyant de la conquête américaine. C’était surtout un piteux politicien, dont les stratégies vicieuses furent finalement trahies par une incompétence notoire sur le terrain de la guerre. Quelle surprise alors, de l’observer sans gloire, déclamer, ruminer et chouiner sur la prairie de Little Bighorn, où il fût réellement abattu en 1876 (3). Le goût du pouvoir étoufferait-il l’héroïsme ? Et si l’héroïsme, après tout, c’était se contenter d’être un minable ? Un piètre voleur, un piètre prêcheur, ou un piètre tueur… Incapable d’assassiner Custer, est-ce véritablement le courage qui a manqué à Jack, ou simplement la cruauté ? Le loser se sera au moins prouvé qu’il n’était pas psychopathe…

Psychopathie : trouble de la personnalité caractérisé par un manque d’empathie et de remords, des émotions peu profondes, de l’égocentrisme et de l’imposture. (4)

 

À l’échelle de l’Histoire, on pourrait facilement remplacer l’égocentrisme par l’ethnocentrisme. Quant à l’imposture, c’est évidemment la présence victorieuse et incontestable des Blancs sur le sol américain, soutenue par les récits colonialistes qui en découlent, western compris. Les gagnants écrivent l’Histoire… jusqu’au jour où on redonne la parole aux perdants, en confiant par exemple le rôle de Peau de la Vieille Hutte au Chef Dan George. Attention néanmoins, Little Big Man n’a pas vocation documentaire, mais vise bel et bien à concurrencer les mythologies autorisées. Les faits sont pareillement déformés, passés à la moulinette partisane d’un vieillard séculaire. Une fantaisie mythomane de plus ? Peu importe, « on est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende » (5).

Il était une fois dans l’Ouest, un misérable bonhomme doté d’un talent inné pour la vie, le héros intelligent d’un film sur la bêtise. Cet instinct forcené lui ayant valu de survivre aux grands hommes de son temps, il fût adéquatement nommé « Grand Petit Homme »…

(1) Le Petit Larousse illustré, 1995.
(2) Antoine-Jean Gros (1771-1835), peintre romantique français, auteur d’un fameux tableau plutôt critique vis-à-vis de la politique napoléonienne : Napoléon à la Bataille d’Eylau (conservé au Louvre).
(3) La bataille, vite expédiée dans le film car davantage exploitée comme une étape symbolique dans la destinée fabuleuse de Jack Crabb, dura en vérité deux jours.
(4) Voir à la page Wikipédia concernée.
(5) L’Homme qui tua Liberty Valance – John Ford, 1962.

Titre original : Little Big Man

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Durée : 150 mn


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