Au cours de l’occupation américaine qui sévit entre 1945 et 1952, les travailleuses du sexe apparaissent comme la métastase d’une société nippone gangrenée par la misère constitutive de l’après-guerre. La rue de la honte de Kenji Mizoguchi est le premier film à dénoncer cette prostitution moderne “consumériste” dont le statut occupe le bas de l’échelle sociale dans la taxinomie des praticiennes du plus vieux métier du monde.
Lettre d’amour aborde, face aux préjugés sexistes de son temps, le problème récurrent de la reconquête sociale d’une veuve de guerre.
Michiko (Yoshiko Kuga) est assimilée de manière inconsidérée à ces “pan-pan girls”, ces péripatéticiennes de bas étage, désignées à la vindicte populaire en marge de la voie publique pour frayer avec l’occupant américain. En 1953, l’année où sort Lettre d’amour, le carcan de la tutelle de l’occupant américain se desserre du fait du retrait progressif des forces alliées de l’archipel nippon.
En racolant dans la rue et en faisant commerce illicite de leurs corps, elles violent les conventions d’une industrie du sexe fortement hiérarchisée déjà en place qui les relèguent en-dessous des geishas, des filles de salons de thé, des hôtesses d’auberge ou encore de ces filles de lieux de tolérance et de bordels qu’on retrouve couramment dans la sociologie des films de genre japonais.
Brève rencontre
L’actrice-réalisatrice porte un regard empathique sur ce traumatisme bouillonnant de l’après-guerre et fait montre d’une sensibilité manifeste -qui n’est pas de la sensiblerie -dans sa description sans apprêts d’un Tokyo moderne, peuplé de personnes brisées et abîmées par leur condition de parias et qui vivotent en marge de la légalité.
Elle se livre à un portrait réaliste tout en nuances d’une histoire d’amour complexe exaltée par une imagination visuelle débridée. Le ton élégiaque et surtout le thème rappelle en substance le style en demi-teinte de Mikio Naruse qui dans Au gré du courant témoigne, à son tour, de ce versant transitionnel du monde de la prostitution.
D’après un script coécrit par le réalisateur Keisuke Kinoshita, Kinuyo Tanaka y affirme audacieusement sa rupture avec la tradition paternaliste et foncièrement patriarcale du cinéma japonais là où ses protagonistes, Reikichi Mayumi (Masayuki Mori), vétéran du contingent de la marine nationale et Michiko, veuve de guerre, rompent avec les stéréotypes conventionnels.
Masayuki Mori, qui a incarné le prince Mychkine dans l’idiot en 1951 adapté de Dostoïeski par Akira Kurosawa, reste dans ce registre archétypal en interprètant un personnage à la sensiblerie d’écorché vif dans un rôle taillé sur mesure.
L’exaltation fébrile du moment des retrouvailles entre Reikichi et Michiko filmées sur un quai de gare culmine sur un panoramique latéral ébouriffant qui cadre les deux soupirants transis dans un face-à-face depuis un train en marche. Celui-ci fait office d’écran et de volet spatio-temporel naturel pour nous les montrer, alors pré-adolescents s’égayant dans la nature, l’instant d’après en flash-back.
Un regard féministe délibérément progressiste
Kinuyo Tanaka semble retenir les leçons de mise en scène de Mikio Naruse et Mizoguchi tout en y imprimant sa griffe personnelle faite de panache et de virtuosité. Son regard est délibérément progressiste. Quand Michiko a intériorisé sa culpabilité pour avoir frayé avec l’occupant américain pour sa survie et celle de son enfant, le ressenti de Reikichi est tout autre. Taraudé par sa manière absolutiste d’envisager sa relation avec Michiko, il est incapable de se remettre en question, obnubilé par la souillure corporelle qui entache désormais ses sentiments à l’égard de Michiko.
Toute l’ambiguïté du film consiste à nous dire de ne pas juger Michiko pour son écart de conduite et à juger autrement ces femmes de petite vertu, les “pan-pan girls” qui se distinguent d’elle. Michiko est en droit de se demander si cela fait une différence d’importance qu’elle ait couché avec un et non plusieurs militaires. Le couple idéalisé est condamné au chassé-croisé et leur réunion romantique est sans cesse distendue et repoussée à une échéance incertaine au point qu’on doute jusqu’à la fin qu’elle ait jamais lieu.
Tous les signes de l’américanisation en marche sont tangibles mais l’occupant américain est l’Arlésienne
Tourné un an après la levée de la tutelle alliée sur l’archipel nippon, le mélodrame s’affranchit en partie de la double censure militaire japonaise et américaine. L’industrie cinématographique japonaise réalisa une foultitude de films avant et après la seconde guerre mondiale ayant trait aux nombreux avatars de la prostitution.
Le thème de la mère de famille contrainte de se prostituer occasionnellement pour nourrir sa progéniture est récurrent tant il est ancré dans la réalité sociale de l’après-guerre. Dans la décade après 1945 – effet de la censure institutionnelle ou pour préserver la paix dans les foyers – la cinématographie japonaise rechigne à désigner les corrupteurs. Et les films sont encore réticents sur la présence physique à l’écran de l’occupant.
Tous les signes de l’américanisation en marche sont tangibles mais l’occupant américain n’est perceptible nulle part.
Dans un pays où les zones urbaines et l’économie furent près d’être oblitérées, sa jeune population mâle est plus que décimée au combat et échoue par la suite dans des camps d’internement sans espoir de retour avant des années. Les seuls hommes susceptibles de rétribuer les services sexuels des femmes autochtones furent alors les occupants américains.
Lettre d’amour traite de l’aspect le plus intime de l’Occupation: le sexe qui génère une économie de marché souterraine non négligeable. Le groupe de prostituées qui racolent dans la rue à la fin du film sont vêtues à l’occidentale et refusent tout micheton japonais qui leur manifeste un quelconque intérêt. Elles attendent qu’un Américain les accoste mais l’on ne le voit jamais à l’image.
L’attitude volontariste et démonstrative de ces femmes nippones qui viennent se faire rédiger des lettres d’amour par un écrivain public est symptomatique d’un état criant de dépendance financière. Elles n’ont plus que cet expédient pour faire pression sur les pères putatifs américains qui les ont abandonnées avec leur progéniture issue d’une relation de fortune. Certaines ont eu un enfant avec l’occupant. D’autres s’en servent comme prétexte et écrivent à différents GIs ou MPs en même temps.
L’amour profond entre deux êtres peut-il transcender les préjugés sociaux ? Tel est au fond le cruel dilemme posé dans ce film à charge. Pas de happy end dans cette fin dilatée et volontairement ouverte selon un montage parallèle où Reikichi et Michiko devraient pourtant se retrouver pour participer de cette reconstruction du pays.
Le distributeur Carlotta sort Lettre d’Amour dans le cadre d’un cycle de six films inédits en versions restaurées consacrés à l’actrice-réalisatrice Kinuyo Tanaka à partir du 16 février.