Les Trois Jours du Condor (Three Days of the Condor, 1975)

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Vendu comme un film contestataire sur l´Amérique des années 1970, ce qui aurait pu n’être qu´un bon film d´espionnage revêt aujourd´hui une portée plus vaste. Sous couvert d´élégance et de finesse, Pollack montre de manière acerbe la modélisation de l´individu ou comment la tête pensante se plante elle-même une épine dans le pied.

En 1975, Sydney Pollack n’a plus grand-chose à prouver. Il a été nommé pour l’Oscar du Meilleur réalisateur en 1969 pour On achève bien les chevaux. Jeremiah Johnson (1972) et Nos Plus Belles Années (1973) ont reçu un bon accueil et pléthore de nominations. Il reste bien sûr sur l’échec de son premier film en tant que réalisateur-producteur Yakusa (film policier avec Mitchum au Japon, 1975), mais sa collaboration avec le bellâtre Robert Redford reste une valeur sûre. Les Trois Jours du Condor est leur quatrième film ensemble. Ajoutons Faye Dunaway et l’affaire est emballée. Adapté du roman à succès de James Grady, Six Days of the Condor, Les Trois Jours du Condor a tout pour apparaître comme un film au succès programmé qui, malgré des qualités certaines, s’oublie aussitôt vu. Oui, mais le réalisateur, fort d’un casting et d’un appui littéraire en béton pour son public, fait complexifier son scénario, lui donnant un tour plus politique que le livre et trouble le jeu en distribuant plus de cartes qu’à l’accoutumée. Tel l’hôte parfait en société, un distingué à la conversation agréable, Pollack profite de son statut pour insidieusement venir fissurer les fondations de son film et arriver là où on ne l’attendait pas. Avec le sourire, toujours.
 
Sans complexes, Les Trois Jours du Condor nous offre les ingrédients bateau d’un certain type de films d’espionnage : un individu lambda se trouve plongé malgré lui au cœur de la tourmente, dans un conflit à portée internationale, met le doigt dans l’engrenage et devient la cible d’à peu près tout ce qui bouge. Formule grandement à la mode aujourd’hui, largement exploitée par les sous-polars du type de ceux d’Harlan Coben. Suivent alors quatre-vingt dix minutes ou plus durant lesquelles l’antihéros devra : 1/ sauver ses miches, c’est bien là l’essentiel, 2/ déjouer le conflit mondial et 3/ éventuellement s’éclater sexuellement pour partir bras dessus, bras dessous avec la charmante, car il faut tout de même offrir une sortie convenable à des débordements inacceptables dans la bonne société. Contrairement à Hitchcock quelques années auparavant qui inversait systématiquement les situations et les attentes de son spectateur avec La Mort aux trousses (1959), Pollack avale les clichés à bras le corps.
Comme tous les bons matins, Joseph Turner (Robert Redford) arrive, désinvolte et assuré, en retard au travail, à l’apparente douillette American Literary Historical Society. A midi, c’est son tour d’aller chercher à manger. Manque de bol, à son retour, tout le monde a été dézingué. Même sa copine du moment y est passée. Sacs de sandwiches à la main, Joseph se met à flipper sévère. Il prend un pistolet dans le bureau de la secrétaire (hein ?) et sort en quatrième vitesse appeler d’une cabine publique… la CIA ! Et oui, il travaille pour l’agence gouvernementale. Mais rien de prestigieux, ni en première ligne. Sa section est chargée de lire tout ce qui prétend être publié pour vérifier que ce soit en accord avec les projets gouvernementaux, voir s’il n’y a pas de fuites sur des dossiers secrets et éventuellement trouver des idées originales. Il est le Condor et sa présentation administrative n’a rien de glorieuse : « Recherches, documentation, aime lire des bandes dessinées. » Autant dire qu’il n’est en rien préparé à l’aventure éprouvante qui l’attend et dont les enjeux le dépassent complètement.
  

Le héros dépassé à l’époque des médias électroniques

On est donc loin du héros sans peur et sans reproche. Il a peur, ne sait pas comment agir et réagir et semble le plus souvent incohérent. Un Redford à contrepied quoi. Le temps est long quand on ne sait où se cacher : Turner erre au Guggenheim Museum devant les mobiles de Calder et les toiles de Miro (vous avez dit jeu ?), mange un beignet… Le héros ne s’illustre pas par ses capacités physiques dans le combat. Il se bat mal, tombe souvent, se cogne contre les chaises et les meubles, a la discrédition d’un éléphant dans un magasin de porcelaine et finalement remporte la mise grâce au déclenchement inopinée du flash d’un appareil photo. Sa relation avec l’héroïne n’est pas des plus glamours au commencement. Il l’enlève (glamour), mais panique tellement qu’il lui hurle dessus (pas glamour) et finit par l’attacher péniblement avec un collant dans une baignoire (glamour ?). Redford confère au ridicule. Il n’est pas sûr de lui, pas rassurant et du moins au début pas vraiment efficace. Paradoxalement, il n’en est que plus attachant car foncièrement humain.

La vapeur s’inverse dans la seconde partie du film. Turner prend de l’assurance et le Condor son envol. Le héros devient beau : blanc, blond, brillant. Face à la possibilité de relation sexuelle, l’intelligence du héros se décuple, il fait fonctionner ses neurones. Au menu :  flatterie et psychologie, les deux à deux balles, mais servies par un sourire enjoliveur, elles fonctionnent à merveille. Passée cette séquence, Turner devient peu à peu le Condor, se montre de plus en plus efficace et parvient à déjouer le piège dans lequel il est tombé. Cette transformation en héros manipulateur et as de la technologie est parfois reprochée à Pollack. Mais le réalisateur n’est en rien dupe de la métamorphose miraculeuse de son personnage et ne cède pas à une facilité scénaristique plaisante. Au moment même où son personnage se fait héros, il perd notre sympathie et devient véritablement ridicule. Sa mutation est marquée par un long plan sur le couple en contrejour dans lequel la lumière extérieure se reflète sur les dents de Turner et en fait un dragueur sexy ultra bright.
 
 

En fait, sans qu’on l’ait réellement vu venir, un second film a commencé. Sa justification ? L’inexpérience du Condor le force à se montrer inventif pour sauver sa peau, là où le héros traditionnel n’a qu’à claquer des doigts, sauter des murs et courir élégamment. Imprévisible, le Condor passe donc entre les mailles du filet de ses poursuivants. Deuxième argument des plus fantaisistes, sa connaissance du polar littéraire qui lui permet d’avoir un tour d’avance et de déjouer les pièges. Turner se retrouve ainsi à l’intérieur d’une intrigue propre aux BD de Dick Tracy qu’il affectionne et dont il juge qu’il est un détective mésestimé. Pollack réalise un décentrage des codes du polar et du film noir. Après avoir costumisé son Condor pour lui donner une apparence acceptable de héros, il fait de Faye Dunaway une Lauren Bacall longiligne et mystérieuse dans une scène d’adieu nocturne classe devant la fumée d’une gare dans laquelle le héros disparaîtra. Pollack convoque les fantômes du cinéma classique et joue sur les clichés et codes du genre pour en donner une reformulation quasi parfaite où affleure sa maîtrise. Les Trois Jours du Condor est d’une lenteur élégante et stylée et semble remplir à merveille le contrat du film d’espionnage. Mais il est pourtant plus trouble. Il possède manifestement quelque chose de plus.

En quoi Les Trois Jours du Condor s’illustre et émerge de la masse de films d’espionnage ? En rien par l’ironie que Pollack applique au genre. Cette ironie n’est pas une fin en soi, mais juste un moyen ou une mise en garde. Le film marque par une attention soutenue portée à la société et l’époque qui l’entoure. En ce sens, il n’y a pas d’erreurs de datation possible, il est un pur objet des années 1970, pas tant par l’image en elle-même que par ce qu’il y a à l’image. Il donne une importance considérable aux machines. Rien de foncièrement neuf, sauf que chez Pollack, elle participe de l’histoire même ouvrant doucement la voie à ce qui deviendra le polar technologique. L’American Literary Historical Society gravite autour d’une liseuse-scanner toute puissante, sorte d’oracle à même de juger la tangibilité d’un ouvrage. Pollack multiplie les plans sur des ordinateurs, des radars ou autres centrales d’appel. Il participe à l’invention de standards sur lesquels on joue toujours : la manipulation des lignes téléphoniques pour perdre la trace du traqué par exemple. Une utilisation exacerbée des machines qu’on reconnaît aujourd’hui chez Steven Soderbergh qui adopte aussi l’élégance stylistique de son aîné. Le plan d’ouverture des Trois Jours du Condor est ainsi relu dans Erin Brockovitch (2000) et la série des Ocean doit beaucoup à Pollack.
 
 
  

A la fin du film, le Condor commence à maîtriser les codes et le jargon de l’espionnage, à se faire lui-même espion. Le film est donc marqué par la naissance d’un agent sans formation. Il montre comment un environnement hostile, une société vous forcent à intégrer ses codes pour y survivre et comment celle-ci crée elle-même un monstre qui va menacer son système, comment en se protégeant elle ne fait que se détruire. Finalement, l’histoire des Trois Jours du Condor importe peu. Le ressort est assez prévisible et Pollack insiste suffisamment sur le caractère éphémère de son objet (le pétrole sera remplacé, la spéculation et la manipulation resteront). Le film décrit la mécanique de grippage des rouages à l’intérieur d’un système qui fait tout pour se protéger de l’infiltration. La CIA crée l’instrument de sa perte, processus à l’œuvre dans de nombreuses fictions actuelles (la trilogie Bourne par exemple : La Mémoire dans la peau, La Mort dans la peau, La Vengeance dans la peau) qui refait surface à chaque période de crise américaine. Les Trois Jours du Condor sort à l’issue de la trouble période Nixon et ses scandales (guerre du Vietnam, Watergate, premier choc pétrolier…). Sous couvert d’un brillant polar, Pollack exécute dans la finesse un film plus polémique qu’il n’y paraît. Le réalisateur se plaît à occuper une position de héraut. Il est la figure tutélaire bienveillante qui annonce, prévient, à l’image de son rôle paternaliste auprès d’un Tom Cruise ahuri dans Eyes Wide Shut, l’ultime Stanley Kubrick (1999).

Pollack décrit une société qui dans un double mouvement crée un être et use toute son énergie pour s’en débarrasser : un pion dont on change la couleur à loisir. Rejeté de la matrice sociale, l’individu se retrouve seul, sans appuis, ou si rares, ne pouvant compter que sur lui-même. Un monde dans lequel les conseils sont donnés par le tueur à gage, simple exécutant, détaché de toutes attaches et d’origine étrangère : « Il n’y a pas de causes. Il n’y a que soi-même. Il ne faut croire qu’à sa propre précision. » Dans ce monde-ci, les seules armes possibles semblent justement les médias. La machine pour devenir invisible et la presse comme déflagrateur et révélateur. Les médias apparaissent comme une prolongation de soi et leur maîtrise semble l’unique possibilité de peser sur une situation. Dans un final moins dramatique que celui auquel on pourrait s’attendre, Sydney Pollack vient s’incarner dans son Condor montrant avec foi que l’écrivain, l’auteur, l’artiste peut peut-être influer sur le cours des événements.

Titre original : Three days of the condor

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Durée : 116 mn


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