Au sortir d’un casse costumé en plein Madrid où il avait amené son fils parce que c’était son mercredi de garde, Jose se retrouve en cavale avec armes, bagages, butin, complice, et otage en plus de son rejeton. Avec la police et son ex-épousée aux trousses, il mène ce petit monde vers la France en passant hélas par Zugarramurdi, bourgade rendue célèbre par les chasses aux sorcières de jadis. Ils vont vite se rendre compte que de sorcières, leur vie va être vite très encombrée, au point qu’ils pourraient laisser leur vie et leur virilité, mais aussi le petit Sergio, dans leur escale forcée en plein sabbat…
Ce n’est pas un hasard, loin de là, si de la Iglesia a pu non seulement impulser (avec le quasi-hold-up du financement d’Accion Mutante) mais aussi pérenniser et agréger une nouvelle vague de cinéma espagnol devant plus aux publics qu’à des subsides d’état. C’est précisément pour la raison, dans sa manière de pratiquer son cinéma, qui rend dubitatifs bien des commentateurs qui basent leurs conceptions de l’art sur des hiérarchisations arbitraires : sa faculté à justement se servir de tout ce qui le constitue en tant qu’artiste sans se soucier du qu’en-dira-t-on des voisins. Cultures populaires, cultures élitaires, cinéma, jeu vidéo, transgressions de carabins, tout cela est convoqué chez de la Iglesia, et souvent simultanément, au service d’un lyrisme constant. Un lyrisme distancié, organiquement intégré au sujet local de la plupart de ses films, où il n’apparaît que de manière détournée, mais un lyrisme tout de même, fonctionnant d’ailleurs sur le même mode que celui d’un Guillermo del Toro. Que le premier dise qu’il ne met plus ou moins en scène que des fêtes personnelles, ou que le second parle des films en général comme de sa seule vraie vie sexuelle, c’est un cinéma intime qu’ils pratiquent avec toute la pudeur que souligne paradoxalement la grandiloquence de leurs effets. Et pudique, de la Iglesia l’est peut-être même plus que del Toro dans la mesure où la poésie de ses sujets et de leur traitement est cachée non seulement dans les grandes qualités techniques de son écriture fortement charpentée, mais aussi derrière l’outrance apparente de ses procédés.
Ici, l’on a un film qui semble un retour en arrière thématique et technique pour de la Iglesia ; il n’en est rien. Ses trois derniers films peuvent même former un triptyque lâche où il se sera purgé d’une surdose de colère personnelle et sociale (Balada Triste en 2011, écrit seul et pendant son divorce), puis aura pris un recul inhabituellement acerbe sur son statut dans le paysage espagnol, acquis entre autres en envoyant bouler l’Académie du Film alors qu’il en était président (La Chispa de la Vida en 2012). Les Sorcières de Zugarramurdi acquiert alors une place à part dans la filmographie récente du cinéaste, en se retournant avec humour (au sens d’une distance d’avec soi-même) sur l’ensemble de la période, pour reprendre les choses là où elles avaient été laissées… Logiquement, il repart alors d’un grand rire joyeux et désabusé, et avant tout à propos de lui-même et de son divorce, en livrant à nouveau une histoire dont il a rôdé les composantes depuis vingt ans qu’il en raconte, c’est-à-dire une histoire où il n’y a peu ou prou que des méchants, à divers degrés. Des personnages qu’il juge, certes, mais sans les condamner, et cette nuance est sans doute l’une des principales conditions de l’équilibre miraculeux des efforts du bonhomme, l’un des très rares (avec Edgar Wright par exemple) capables de produire un divertissement réellement ambitieux d’un point de vue thématique sans jamais devenir réflexif ou pontifiant, notamment parce qu’ils refusent l’opposition stérile fond/forme que beaucoup s’obstinent à perpétuer sans mélange.
Mais voilà, de la Iglesia est plus intelligent que ça, et il ne fait comme à son habitude que feindre ce parti-pris pour mieux le dépasser, et la confrontation, dans toute sa folie (du casse au sabbat, c’est toujours confondant de rythme et de dynamisme), n’est bien entendu pas si simple que ça. Ainsi les échanges machistes entre les fuyards et leur solidarité d’éclopés du couple, tout cathartiques qu’ils soient, montrent surtout une bande de types complètement à la merci de ce qu’ils prétendent mépriser : les femmes. Les hommes, dans le film, ne sont que des enfants pour le pouvoir souterrain des femmes, qui gardent d’ailleurs un ou deux idiots comme animaux de compagnie… Nos héros se verront à plusieurs reprises affublés de bonnets d’ânes par leurs ravisseuses. Leur ressentiment se voue bien plus à l’absence des femmes qu’aux femmes elles-mêmes. La sorcière est une femme de pouvoir qui cause de fait le ressentiment des hommes, comme en atteste le générique montrant comme telles… Angela Merkel et Maggie Thatcher. Cependant, les sorcières et leur société, dans leur bonheur à prôner le "mal" et une amoralité toute animiste (voir les répliques délicieusement scabreuses de deux sorcières jouées par… Carlos Aceres et Santiago Segura !), sont aveuglées et condamnées à l’incomplétude par le systématisme de valeurs qui ne se suffisent plus à elles-mêmes. Pourtant, leur culte est validé en soi par l’existence vérifiable de leur déesse : le climax, incroyable, mélange combats magiques en lévitation et kaiju eiga, avec une Venus de Willendorf aussi géante que grotesque et à poil, qui ridiculise le roi Goblin du Hobbit sur son propre terrain ! Et néanmoins, l’ensemble de la pensée de la congrégation se voit tronqué par le simple fait qu’il ne tire plus sa raison d’être que d’une opposition avec la société patriarcale. De la Iglesia montre bien deux factions mais les présente comme également tronquées car coupées l’une de l’autre dans un mouvement par définition stérile. La prophétie basée sur la venue d’un enfant mâle montre assez cet état de fait (on pense beaucoup au Bene Gesserit et son Kwisatz Haderach), mais la rédemption vient logiquement d’une femme, jeune sorcière tombant amoureuse de Jose (Carolina Bang n’a jamais été aussi affolante) et qui fait basculer le récit dans le grand délire de la foire d’empoigne alors que l’ex-épouse se voit assimilée par les conjurées (Macarena Gomez recolle les chocottes comme dans Dagon). Accessoirement, toute la partie se déroulant à Zugarramurdi nous montre ce qu’auraient donné certains films de genre français avec une production raisonnée, Sheitan ou La Meute entre autres. Plus que deux genres (mâle/femelle, polar/fantastique), ce sont deux modes de vie qui s’opposent ici, sur un mode référentiel éclectique (wu xia fantastique, gothique anglais, actioner hollywoodien…) mais dans un esprit foncièrement européen, effet encore mal dosé par chez nous. L’espagnol nous prouve encore sa maîtrise technique et thématique, autant qu’humaine dans sa manière de pédagogiser son histoire et ses personnages, dont on serait avisés de prendre de la graine.
Ce dernier film n’atteint toutefois pas forcément les sommets de précédents efforts de de la Iglesia dans le même style (Crimen Ferpecto et surtout Muertos de Risa font toujours figure de chefs-d’œuvre du genre), la faute à un excès de générosité pour une fois pas aussi bien canalisé qu’auparavant : la love story des flics, le petit ventre mou du milieu, l’insistance sur l’infortuné client du taxi, quelques éléments sont en effet, en l’état, dispensables. Mais l’on préférera toujours un péché de générosité à un excès de continence. Les Sorcières de Zugarramurdi reste non seulement le film le plus fou, mais surtout le plus efficient dans sa folie, que l’on verra cette année. C’est aussi l’un des plus intelligents et des moins recommandables. Comment ne pas se jeter dessus tête baissée, alléchés par le mélange d’humanisme, de misanthropie et de malséance que nous propose inlassablement son auteur avec une ardeur et un esprit toujours plus évidents ? Entre le bon goût et le goût, après tout, y’a pas photo.