Les Jours comptés (I giorni contati – Elio Petri, 1962)

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« Les Jours comptés » est une parabole existentialiste sur l’irruption de la mort dans la routine quotidienne d’un prolétaire. Cesare Conversi, l’artisan- plombier de cette fantasmagorie à la noirceur grinçante comme un tuyau, développe une hypocondrie existentielle. Dix ans avant « La Classe ouvrière ira au paradis » du même Petri, le film est un magistral brûlot politique sur l’inanité du labeur ouvrier dans une société italienne en plein boom économique.

« L’ouvrier qui travaille tous les jours aux mêmes tâches n’a pas un destin moins absurde.Le destin devient tragique lorsque l’ouvrier en prend conscience » (Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942)

L’être et le néant de la mort

Avec Les Jours comptés, Elio Petri revisite Le Mythe de Sisyphe. Confronté à l’absurde de la condition humaine, il n’est pas de punition plus terrible qu’un travail laborieux et répétitif. Dans une société productiviste, l’ouvrier représente un invariant. Mais le miracle économique à l’italienne connaît aussi ses laissés pour compte.

Le générique déroulant du film donne d’emblée la note discordante et oppressante sur fond de grisailles. Comme manière d’ épigraphe, les lithographies de Renzo Vespignani exhibent crûment les désolants paysages de périphérie urbaine, les icônes d’exclus aux physionomies pathétiques.

Acteur-fétiche de Elio Petri, Salvo Randone, surtout connu pour être une bête de scène théâtrale shakespearienne et pirandellienne, est saisissant de vérité et de mimétisme naturel dans le rôle néo-réaliste quasi incarné de cet ouvrier à la dérive, ébranlé dans ses certitudes ; courbant l’échine sous le joug des années de travail et à qui il prête des airs de matamore sardonique auprès de ses amis qu’il moque à l’envi.

Il est le négatif du prolétaire emblématique de Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio De Sica qui lutte jusqu’à la dernière extrémité pour retrouver son outil de travail. Lui, au contraire, décide de poser pour de bon-du moins le laisse-t-il penser- sa pesante boîte à outils métallique.

Dans le même temps, Cesare – tiendrait-il ce prénom de sa ressemblance frappante avec Raimu? – est le portrait inversé du stakhanoviste de La Classe ouvrière ira au paradis. En témoin impuissant qui emprunte le tramway bondé pour se rendre à son travail, l’homme mûr est atterré par la brutalité et l’absurdité de la mort qui foudroie son alter ego d’infortune.

Le film s’ouvre sans autre forme de procès sur un long plan séquence inaugural à l’intérieur d’un tram. Les prises de vue au grand angle accentuent l’effet de proximité au corps à corps des passagers agglutinés. L’espace est tour à tour brusquement dilaté et fragmenté par des jump-cuts. La découverte du mort surpris affalé sur son siège par l’infarctus jette un trouble d’autant plus macabre et dérangeant par sa soudaineté intrusive.
 

Errances romaines et vision prismatique de la ville ouverte

Elio Petri synthétise en un tournemain la problématique existentielle de son film. Sa caméra à l’épaule est délibérément louvoyante. Elle évolue dans un va et vient incessant calqué sur les déambulations hésitantes du protagoniste qu’elle ne va plus quitter d’une semelle dans son interminable errance romaine. Sans cesse en mouvements, elle s’attache aux pas incertains et à la trajectoire désordonnée d’un « homme dans la foule » qui pourrait être n’importe quel quidam happé par la multitude.

Témoin oculaire impuissant, Cesare assiste à la mort en direct d’un ouvrier sensiblement de son âge. C’est le déclic qui lui fait précipitamment prendre conscience de sa condition de mortel, de sa finitude comme Watanabe dans Vivre (1952) de Akira Kurosawa lorsque tombe le verdict sans appel de son cancer. Cesare est chancelant tandis qu’il évacue le tram pour mieux y revenir, mû par une attraction répulsive quasi morbide. Plus vrai que nature dans la peau de ce cinquantenaire usé par 40 ans de labeur, Salvo Randone est proprement insaisissable tel un spectre égaré dans Rome parti à la rencontre de sa propre mort.

Epaulé par son chef-opérateur et directeur de la photographie, Ennio Guarnieri, Elio Petri imprime une esthétique baroque à son film ; laissant libre cours à une certaine fluidité de cadrages souvent inspirés où l’emprise du décor urbain écrase les protagonistes comme dans les meilleurs films d’Antonioni. Ici, la caméra est sans cesse en train de récupérer Cesare en amorce panoramique latéralement ou verticalement. Son regard scrutateur fouille la profondeur de champ en usant du raccord dans l’axe ou dans le mouvement comme pour appuyer d’effets un parcours chaotique curieusement initiatique.
 

 

Ouvertement marxiste dans ses opinions, le réalisateur romain s’inspire ici de la vie harassante de son père chaudronnier et de son désir exprimé de s’arrêter de travailler pour se soulager de ce fardeau handicapant. C’est dans ce contexte qu’il élabore son film aux côtés de Tonino Guerra et Carlo Romano. A travers cette vision prismatique de la ville, Il fustige au passage la fracture sociale, l’aliénation culturelle et l’humiliation du petit peuple romain.

Au hasard de ses pérégrinations, tel le Candide de Voltaire, et plutôt que d’aller voir le Colisée illuminé que lui vante sa logeuse, Cesare observe les astres comme il consulterait les oracles. Il paie 50 lires pour contempler Jupiter distante de 700 millions de kilomètres et Saturne et ses anneaux de plus d’un milliard de kilomètres, qu’il compare prosaïquement au chapeau du curé. « Qui de la terre ou du soleil tourne autour de l’autre, cela est profondément indifférent. Pour tout dire, c’est une question futile. » suggère Camus dans Le Mythe de Sisyphe. C’est pourquoi Cesare y répond futilement armé de son seul bon sens et d’une ingénuité sarcastique. Petri multiplie ainsi les notations drôlatiques pour désamorcer la désespérance de Cesare.

Petit homme frêle perdu dans la plèbe romaine, Cesare fait ainsi l’expérience d’un sentiment de perte identitaire.Il traîne ses guêtres et son désœuvrement comme auparavant il traînait son activité tel un boulet encombrant ad vitam aeternam. Lors de son retour incessant vers le labeur, Sisyphe dépasse son destin d’opprimé. La condition de Cesare/Sisyphe est tragique si on la considère comme irréversible. Mais c’est en prenant conscience de son état de travailleur que Cesare/Sysiphe reprend l’ascendant sur son existence. Comme il n’y a pas de sot métier, d’ avilissant qu’il lui paraissait, son travail de plombier devient pour Cesare sa planche de salut.

Ayant fini de « racler les fonds de tiroirs » de son pécule, il s’acoquine à une bande de malfrats peu scrupuleux qui en font la victime désignée d’une arnaque à l’assurance rappelant en substance les minables combines empruntées à l’imaginaire fellinien. On pense surtout à Il Bidone (1956). Epargné de justesse, notre héros voltairien revient sur terre en même temps que Titov atterrit avec succès après son vol orbital le 6 août 1961. A Camus revient le mot de la fin :« Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité »

Titre original : I giorni contati

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