La peinture morale de la société
Les changements sociétaux qui font la renommée de la décennie ne révolutionnent pas les structures sociales profondes. La complicité de Christina (Vera Clouzot) et de Nicole (Simone Signoret) dans l’assassinat de Michel Delasalle (Paul Meurisse), respectivement époux et amant des deux femmes, met en lumière la solide puissance du patriarcat ; malgré l’ignominie du personnage, qui n’hésite pas à frapper et à voler ses compagnes, celles-ci, pour s’en séparer, n’ont d’autre choix que le meurtre.
Car même dans une société qui aime faire la fête, on doit cacher ses sentiments. La répression psychologique bourgeoise continue d’opprimer les esprits, pour le plus grand bonheur des hommes : menacées de scandale, Nicole préfère dissimuler les coups que Michel lui inflige chaque soir, et Christina abandonne son désir de divorce. Il y a quelque chose de pourri dans cette hiératique société française ; et c’est cette pourriture, ce déclin moral, que Clouzot saisit.
Parce que la décadence amène nécessairement le changement. Et celui-ci vient des femmes, en particulier d’une : Nicole Horner/Simone Signoret. Coupe à a la garçonne, voix grave et assurée, indépendance économique, amour libre : la moderne Signoret est celle par qui arrive le scandale, celle qui convainc la prude et pieuse Christina à commettre le crime. Elle est la « diabolique », la tentatrice, mais dans un sens positif : par elle émerge une nouvelle force sociale, à même de renverser l’ordre établi en affichant ouvertement la satisfaction de ses désirs.
Poéthique des objets
On peut qualifier de poéthique des objets la mise en scène des angoisses et des révélations dans Les Diaboliques. Les nombreux gros plans sur des objets surgissent et brisent l’illusion d’un espace unifié ; comme si le regard des personnages ne découvrait pas l’objet, mais le faisait émerger, le rendait habité. Autour de ces quelques objets se construit la tension des scènes charnières : le regard de Christina rencontrant par deux fois l’arme du crime, son visage effaré lorsqu’on lui présente le briquet de son mari mais pas son corps…
Les objets des Diaboliques condensent les fantasmes de chaque acteur du drame. Fantomatiques, ils réfléchissent les angoisses d’une société psychologiquement réprimée, auxquelles ils donnent une forme concrète. Dans la société de consommation naissante, le Mal n’a rien de transcendant : immanent, il vit dans et par les objets qui nous peuplent.