Les chemins de la haute ville

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Styliste jusque dans le détail flamboyant de l’adaptation, Jack Clayton circonscrit les fourvoiements d’un rastignac provincial dérouté sur « les chemins de la haute ville ». Soixante ans après sa sortie fracassante, le film marque encore les esprits par le prurit des désirs inassouvis qu’il déclenche en nous. Un soap opéra férocement jouissif en version restaurée 4K.

« Ils ne cessent de te dire qu’il y a de la place en haut. Mais tu dois d’abord apprendre à sourire en tuant. Si tu veux ressembler aux gens de la colline. C’est quelque chose d’être un héros de la classe ouvrière. » John Lennon

Un cinéma britannique engoncé dans ses préjugés de classe

A la conjonction du « free cinema » et de la nouvelle vague, Les chemins de la haute ville tourne une page décisive de l’histoire du cinéma britannique.

Le film s’en prend à la bien-pensance bourgeoise et prône l’amour libre dans une crudité du langage qui tranche avec la relative chasteté des images. Le ton familier et l’accent prononcé du terroir du nord de l’Angleterre ouvrent une brèche dans la façade de respectabilité d’une production cinématographique
sclérosée dans ses préjugés de classe.

Imitant les productions outre-atlantiques, le cinéma britannique est sur le déclin en 1959. Coincé entre séries B policières et films de guerre démodés à la gloire de l’empire, il ne parvient pas à se renouveler. La veine des comédies drolatiques des studios Ealing tournées dans les décombres du blitz s’est tarie d’elle même et l’essor de la télévision dans les foyers accuse le déficit d’audience des entrées en salles.

L’après-guerre morne d’hébétude et marqué par une décade de désenchantement a, semble-t-il, porté le coup de grâce à la création. La crise de Suez en 1956 et les prémices de la guere froide ajoutent au désarroi ambiant.

Cette période de convulsions diplomatiques contribue à souffler un vent de révolte sur les braises de la seconde guerre mondiale. La nation britannique ne s’est pas relevée de ses séquelles traumatisants. Les Anglais eux-mêmes se complaisent dans une forme de torpeur léthargique qui ne peut se confondre avec leur flegme légendaire. Il semble que l’exhorte de Churchill : « Qui vivra verra » ait empesé une production stagnante majoritairement tournée vers la moralisation de l’effort de guerre. Les films dans leur ensemble traduisent ce désillusionnement insulaire conforté par un héroïsme résigné.

 

 

Le syndrome des « jeunes hommes en colère » et le « kitchen sink drama »

De jeunes dramaturges et romanciers tels que John Osborne « Look back in anger » et John Braine « Room at the top » vont alors porter le fer de la contestation contre l’establishment en place en affirmant haut et fort leur conscience de classe. Ils deviennent, du jour au lendemain, les portes-voix d’un mouvement spontané qui va allumer la mèche de l’indignation et se répandre comme une traînée de poudre. Cette mouvance intellectuelle est directement issue du syndrome des « jeunes hommes en colère ». Leur révolte se manifeste par un ton iconoclaste et irrévérencieux ancré dans le réalisme social.

La jeunesse est étouffée par le carcan paternaliste des conventions. Et le débridement des moeurs est la première manifestation de ce « prurit de désirs à détruire par l’assouvissement. »

De cette rébellion naît le « kitchen sink drama » avec Les corps sauvages (Look back in anger-1959) de Tony Richardson et Les chemins de la haute ville, la même année, de Jack Clayton qui anticipent sur la révolution culturelle et le baby boom des « swinging sixties ».

Jack Clayton, cinéaste anti-conformiste et résolument peu orthodoxe

Le cinéaste d’origine écossaise n’a rien d’un révolutionnaire pas plus qu’il ne se revendique d’une quelconque coterie intellectuelle. Peu orthodoxe, anti-conformiste, autodidacte et doté d’un caractère entier, il ne se réclame que de lui-même et récuse ce terme de « jeune homme en colère ».

Alors dans sa quarantaine débutante, il est surtout connu pour avoir été un troisième assistant -réalisateur découvert par Alexander Korda puis le protégé de John Huston qui l’emploiera en tant qu’assistant-producteur sur Moulin rouge (1952) et Plus fort que le diable (1954).

En 1955, Jack Clayton « se fait les dents » sur un court-métrage adapté librement du « Manteau » , la nouvelle de Gogol, The bespoke overcoat où un vieil employé juif tyrannisé mis à pied après 43 ans de bons et loyaux services, se venge à titre posthume de son employeur en dérobant un manteau en peau de mouton dans son entrepôt avec la complicité d’un ami tailleur.

Clayton y ébauche la plupart de ses thèmes de prédilection : son empathie envers les opprimés, la prégnance quasi enveloppante du décor et de l’atmosphère propice à la recherche méticuleuse du détail flamboyant et les retours de bâton du destin.

Le court-métrage reçoit les honneurs de la critique et un sésame pour tourner « les chemins de la haute ville », son premier long métrage, qui connaîtra un succès public sans précédent au box office.

 

 

Laurence Harvey dans un rôle-catalyseur de toutes les rancoeurs

L’action du roman se déroule en 1947 et le panorama des cheminées des usines de textile du Yorkshire crachant leurs fumées noirâtres imbrique deux mondes : l’ancien matérialisé par les ruines de Dufton, la ville ouvrière ravagée par les bombardements aériens et l’actuel ,emblématique, de la cité prospère de Warnley, symbole du renouveau de l’essor industriel et de la conquête d’un statut social.

Le film s’ouvre sur un gros plan des jambes de Joe Lampton (Laurence Harvey) étirées négligemment sur le siège opposé d’un compartiment de train. Les chaussettes ajourées que révèlent cette posture trahissent ses origines modestes. Joe est un sergent réformé de la RFA après qu’il ait purgé trois ans dans un camp de prisonniers militaires. La privauté excessive de l’attitude est celle d’un fringant col-bleu promu à occuper un poste de col blanc à la trésorerie de la mairie de Warnley.

La caméra panote légèrement sur la droite pour découvrir un jeune homme plein d’assurance, les cheveux taillés en brosse, s’appliquant à former des cercles concentriques de fumée avec les volutes de sa cigarette ; comme si il voulait matérialiser la roue de sa fortune.

On retrouvera cette même insubordination frondeuse avec le héros de La solitude du coureur de fond (1962) de Tony Richardson ou Billy le menteur (1963) de John Shlesinger.

L’arrivée du train en gare de Warnley est ponctué d’un coup de sifflet strident tandis que Joe caresse sensuellement de la main et du regard ses chaussures en daim neuves qui symbolisent l’ascension sociale qu’il appelle de ses voeux. La ville industrielle s’offre tout entière à sa vue. C’est en froid calculateur et avec la démarche déterminée d’un conquérant, ses chaussures crissant sous ces pas, qu’il pousse la porte de l’hôtel de ville.

La scène d’exposition ramasse les aspirations et les ambitions du protagoniste et les fondus enchaînés du film tournent les pages de sa vie virevoltante comme à livre ouvert. Le regard enjôleur, la carrure gauche et dégingandée d’ un enfant grandi trop vite et le sourire carnassier, l’anti-héros est balzacien comme Pip figurait le héros dickensien dans Les grandes espérances de David Lean (1946).

Tel un lion qui marquerait son territoire pour en interdire l’accès à d’autres prédateurs, Joe lorgne avec une insatiable convoitise et dans un raccourci fulgurant les deux carrosseries : celle de l’Aston Martin Lagonda et celle de Susan Brown (Heather Sears) qui se trouve à l’intérieur.

Le sexe et la quête irrésistible d’un statut social sont les aiguillons d’un rêve effréné de promotion

Sa première vision de Susan, la jeune fille ingénue à la sensiblerie outrée du plus riche industriel de Warnley, agit sur Joe comme une épiphanie,une prise de conscience soudaine et lumineuse de la raison profonde de son désir effréné d’ascension sociale.

Tout gratte-papier qu’il est avec un horizon borné d’avance, il ne cache pas son ambition. Il brigue ces résidences de la haute ville et entend bien gravir les échelons en se servant de son ascendant sur les femmes comme d’un marchepied.

Bien qu’il recèle toutes les aptitudes à l’avancement, Joe Lampton est sans cesse remis à la place qu’on lui a assigné d’office et qui contrarie ses desseins et son plan de carrière. « Fais corps avec les gens de ta classe » lui intime sa tante relayée par son oncle qui voient d’un mauvais oeil ses lubies de promotion sociale dictées par le seul appât du gain et les artifices de la séduction. A quoi fait écho l’injonction répétée de son supérieur qui lui demande de « tenir sa place » et donc son rang qu’il euphémise en utilisant le mot « milieu » moins connoté.

Les préjugés de classe ont la vie dure qui attisent les ressentiments de Joe. Celui-ci a hérité d’un caractère entier qui revendique avec fierté une appartenance sociale qu’il doit renier pour grimper dans la hiérarchie. Cette hostilité rentrée de la classe laborieuse dont il est issu mais qu’il rejette s’enflamme
brusquement quand elle est provoquée par des remarques méprisantes à son endroit.

Alors qu’il rejoint la troupe théâtrale amateur de Warnley et qu’il donne la réplique à Alice Aisgill (Simone Signoret), son accent mal assuré le fait trébucher sur le mot « brazier (brasero) » qu’il prononce « brassière » (soutien-gorge) déclenchant l’hilarité générale dans l’assemblée.

 

Celui par qui le scandale arrive

Jack Clayton entrecroise en miroir la trajectoire contrariée de Joe avec celle d’Alice. Le chemin vers la réalisation de soi est semé d’embûches. Rejetée par un mari sinistrement menaçant et volage, Alice assouvit son désir de féminité et d’épanouissement physique dans les bras de Joe en des étreintes intimes qui rappellent en demi-teinte la sensualité débridée des scènes les plus torrides d’Un tramway nommé désir. Le feu de la passion « couve sous la cendre » et « brûle sans flamme ». Le visage raviné par une maturité lumineuse et transparente, Simone Signoret livre ici une composition nuancée par des jeux de physionomie qui lui vaudra, la même année, un prix d’interprétation à Cannes.

Joe ronge son frein et retombe toujours dans la démesure, l’hybris de ses sentiments refoulés. Le film oscille sans cesse dans un mouvement alternatif d’ascension et de chute. Et les reflets dans les miroirs, les flaques d’eau ou les caniveaux sont prémonitoires d’une vertigineuse aspiration vers le bas, celle de
Joe ou de déchéance fatale sous l’emprise de l’alcool, celle de Alice. Il y a quelque chose de l’ordre ou plutôt du désordre et du dérèglement auto-destructeur du mélodrame sirkien qui se joue ici.

Ces reflets lui renvoient une image haïssable de lui-même. Sa classe sociale refuse en bloc toutes les compromissions qu’il se retrouve à devoir accepter sans rechigner. Joe a conquis ce monde artificiel mais, comme Faust, vendu son âme au diable pour y parvenir. Son inflexible détermination à atteindre les sommets précipite littéralement sa chute dans le caniveau.

Même son mariage de complaisance bâclé est un simulacre qui n’abuse que sa femme. La fin ouverte voit Joe et Susan installés à l’arrière de la vénérable MG regagner les quartiers résidentiels de la ville. En 1965, Ted Kotcheff tournera une suite Life at the top toujours avec Laurence Harvey et, cette fois, Jean Simmonsdans le rôle de Susan.

Jack Clayton, imperméable aux sirènes des compromis et se refusant à prendre le train du succès en marche ne renouera jamais avec ce dernier.

 

Camelia Distribution

Titre original : Room at the Top

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Durée : 118 mn


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