La Solitude du coureur de fond (Tony Richardson, 1962)

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Préludant aux films d’Alan Clarke dans leur approche dénonciatrice des << borstals >>, « La Solitude du coureur de fond » est une oeuvre anti-establishment corrosive qui vient saper l’autorité institutionnelle dans un suprême bras d’honneur. L’esprit subversif qui la parcoure annonce << If >> de Lindsay Anderson (1968) encore plus radical dans sa charge contre les << public schools >>.

« Nous projetons l’avenir pour notre être même et nous le rongeons perpétuellement par notre liberté existentielle » (Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant ,1943)

Free cinema et nouvelle vague britannique

«Tony Richardson fut le premier réalisateur britannique à expérimenter le tournage de longs métrages de fiction en extérieurs plutôt qu’en studio. Il fut le premier à montrer l’Angleterre d’après-guerre sous son vrai jour et sous toutes ses coutures. » Cette profession de foi de l’actrice Vanessa Redgrave qui fut un temps son épouse vient conforter l’éclectisme d’un cinéaste dramaturge, documentariste de la première heure ; également réalisateur pour la BBC.

Aux côtés de Lindsay Anderson, la figure tutélaire initialement pressentie pour mettre en scène La Solitude du coureur de fond comme son premier long métrage et Karel Reisz, Tony Richardson compose la trinité fondatrice de ce courant novateur autant que provocateur dénommé « Free Cinema » qui naît spontanément – presque d’un coup de pub canularesque – en 1956.

S’élevant d’une seule et même voix contre les codes d’un cinéma de papa des années 50 qu’il juge sclérosé et cadenassé dans les vieilles recettes commerciales d’après-guerre, le trio de cinéastes indépendants signe un manifeste pour entériner ce mouvement naissant qui apparaît comme une supercherie au regard de la critique de l’époque.

Dans le même temps, en France, la Nouvelle Vague monte au créneau sur les mêmes bases revendicatives et prône un cinéma d’auteur sous la houlette polémique des Cahiers du cinéma. L’Angleterre a connu ses lettres de noblesse documentaristes avec John Grierson et Humphrey Jennings dans les années 30 et 40. Et c’est à cette veine que semble vouloir se rattacher le free cinema.

Le court métrage inaugural de ce mouvement libertaire : Mamma don’t allow co-réalisé à la six quatre deux et pour cent livres en 1955 par Reisz et Richardson nous plonge dans l’atmosphère confinée d’un club de jazz de Woodgreen au nord de Londres. Tourné en 16mm avec une caméra Bolex légère tenue à la main par le chef-opérateur Walter Lassaly, le bout d’essai est quasi expérimental dans sa facture. L’image brute, granuleuse et sous-exposée et le son direct synchrone se contentent d’enregistrer mécaniquement l’ambiance du club dans un même élan d’improvisation que la musique qui s’y joue. A la haute sensibilité de la pellicule ilford correspond une sensibilité sociale qui doit tout à la poésie brute du réalisme d’outre-manche.

Si l’on veut bien se replacer dans le contexte de l’époque, la télévision a très vite émergé comme le médium privilégié en Angleterre dès la seconde guerre mondiale durant le blitz. Le free cinéma signe ici la fin d’une ère et l’avènement d’une autre. S’ouvre après cette période de mutation transitionnelle de 1956 à 1959 celle de la nouvelle vague britannique issue de l’hybridation du free cinéma avec la génération montante des « angry young men ».

Ces jeunes réalisateurs anti-conformistes vilipendés par la critique s’insurgent alors contre le cadre conventionnel de la production cinématographique de leur époque qu’ils trouvent caricaturale et d’une platitude étriquée voire d’une étroitesse d’esprit qu’ils attribuent à la bourgeoisie bien-pensante. Ils revendiquent, quant à eux, le droit de montrer le vrai visage socio-naturaliste de leur temps à travers la vie sans fards de gens ordinaires issus des classes modestes ouvrières.

 

 

Les frustrations de la classe laborieuse se manifestent dans le kitchen sink drama

Figure de proue de ce mouvement contestataire, Richardson inaugure en 1959 sa propre société de production : Woodfall films, avec le dramaturge John Osborne qu’il va sortir de l’anonymat en adaptant à l’écran sa pièce phare : Look back in anger . Le « kitchen sink drama » est pour ainsi dire né avec ce film.

A l’aube des « swinging sixties » et de leur permissivité, la pièce à succès d’Osborne institue le « kitchen sink drama » comme un genre consacré qui va essaimer au cinéma dans Samedi soir, dimanche matin de Karel Reisz (1960),  A taste of honey (1961) du même Richardson et bien sûr La Solitude du coureur de fond. Littéralement drame de l’évier de cuisine qui aurait pu tout aussi bien s’intituler « ironing board drama » (drame de la planche à repasser) ; il situe bien le degré de mysoginie de son temps.

L’action de ces films transpose à l’écran les frustrations au quotidien des gens de la classe laborieuse ,leur asservissement au taylorisme ambiant, leur désenchantement, les beuveries qui s’ensuivent comme dans Samedi soir et dimanche matin de Karel Reisz qui commence au point de bascule où s’achève La Solitude du coureur de fond, Colin Smith (Tom Courtenay), le délinquant impénitent, se révolte contre l’institution disciplinaire du « borstal » pour,sa haine ravalée, mieux rentrer dans le rang. A la dernière image du film, on le retrouve rivé à sa tâche de confection de masques à gaz prolongeant la figure de l’ouvrier expérimenté Arthur campé par Albert Finney dans Samedi Soir et dimanche matin. Tous deux ne poussent-ils pas presque à l’unisson de leur condition le même cri de révolte : « Ne nous laissons pas broyer par ces salauds ».

Le plus souvent, ces films dépeignent sinon une classe prolétaire faussement résignée ; à tout le moins une jeunesse éperdue en butte au déracinement social. Le clivage de classes n’offre guère d’échappatoire aux laissés pour compte ; et regrettablement aucune opportunité d’émancipation sociale. Cette conscience des signes de leur appartenance à une classe défavorisée et la domesticité qui en résulte empêche ipso facto cette même frange d’individus d’accéder à une existence meilleure à laquelle elle serait en droit de prétendre.


Mens insana in corpore sanum

L’aiguillon de l’entraînement solitaire aux abords de la maison de correction est prétexte à l’analepse sur le passé délictueux de l’anti-héros qu’incarne Colin Smith (Tom Courtenay). A travers la verve sarcastique de ses saillies et la gouaille vernaculaire du cockney argotique de la ville industrielle de Nottingham, Richardson adapte la longue nouvelle largement autobiographique de Alan Sillitoe. Il nous tient en haleine dès l’incipit qui est le seul moment du film où la voix off du héros déroule un travelling avant prégénérique collant à la foulée de Colin Smith : « Dès mon arrivée au Borstal, ils ont fait de moi un coureur de fond en cross-country... » Un leitmotiv de jazz à la trompette signé Johnny Dankworth semble donner un côté aérien à sa course erratique avant que les souvenirs de ses frasques ne le rattrapent au tournant.

Soumis à la seule discipline qu’il tolère : celle de ses escapades matinales que lui permettent ses prédispositions de coureur de fond de cross-country, Smith trouve là un prétexte à s’évader, du moins mentalement, et à échafauder la revanche qu’il compte bien prendre sur sa condition aliénante et sur l’institution punitive qui se pose en redresseur de torts. Habilement et jusqu’à la ligne d’arrivée de la course finale haletante au sens propre comme au sens figuré en un moment zénithal et culminant, le film tait ce que le roman ne cesse de remâcher tout du long ; à savoir l’amertume de Colin que sa condition d’outlaw conduit aux larcins qui l’ont eux-mêmes mené tout droit dans les mailles de l’institution de redressement.


Les sentiers de traverse qu’il arpente ramènent notre héros à la case départ

Ce qui se joue dans le film de manière plus acerbe que dans le roman grâce à l’authenticité du casting et un montage alterné au cordeau, c’est précisément le conflit entre classe dominante et classe ouvrière défavorisée.

Ainsi de l’apothéose de cette course, instant vibrant, qui oppose dans le film les compétiteurs triomphants d’une public school distinguée à ceux, loqueteux du Borstal. En usant de privautés à l’endroit du roman, Richardson prend un malin plaisir à accuser les contrastes pour transformer la défaite volontaire de Colin en bravade victorieuse. C’est le coup de pied de l’âne de l’indécrottable cancre chahuteur à la bien-pensance bourgeoise. Tony Richardson haïssait cette conscience hierarchique des classes britannique et la revanche de Colin dans le film est aussi la sienne comme elle est celle d’Alan Sillitoe, son scénariste.

Captif de son destin, Smith court hors des sentiers battus jusqu’à l’épuisement. En lutte ouverte contre ceux qui prétendent le remettre dans le droit chemin, il emprunte à dessein les sentiers de traverse de la liberté qui le ramène inexorablement à celui de la délinquance. Face au paternalisme cauteleux du directeur du centre disciplinaire (Michael Redgrave) qui représente cette classe dirigeante qu’il exècre par-dessus tout, Colin Smith refuse une nouvelle fois d’assumer sa condition sociale et s’apprête à décevoir les espoirs fondés sur lui au-travers d’une fuite existentielle quasi permanente.Sa course éperdue et désordonnée le ramène toujours à son point de départ.

Une trajectoire de vie cahotique déroulée « dans la foulée »

Tony Richardson bouscule la temporalité de la longue nouvelle semi-autobiographique d’Alan Sillitoe et calque la course d’endurance de son héros en synergie avec ses pensées vagabondes. Tout en courant, le héros se focalise sur sa trajectoire de vie cahotique qui l’a mené où il est : le souvenir sordide de son père ouvrier agonisant d’un cancer de la gorge et défiant comme lui l’autorité en refusant tout soin et en cherchant sciemment à s’annihiler du paysage humain.

Il revoit sa mère peu prévenante à son égard s’afficher indécemment et sans vergogne, le corps de son défunt mari à peine refroidi, avec son amant de complaisance à la maison et toute la trivialité des situations se dévide dans sa mémoire.Défilent pêle-mêle les souvenirs de ses escapades amoureuses avec Audrey, son amourette séduite à la dérobade lors d’un chapardage de voiture avec son jeune acolyte dévoyé comme lui , le braquage de la boulangerie et la bouffonnerie de cette fuite burlesque filmée en accéléré à la Mac Sennett Il revit non sans une certaine alacrité revancharde la désinvolture et l’amateurisme immature du casse de la boulangerie, les perquisitions policières qui s’ensuivent.

Colin Smith, ce grand- frère aîné d’outre-manche d’Antoine Doinel

La litanie des frasques et des chapardages en synchronisation avec la course emprunte largement à l’esthétique des 400 coups de Truffaut. Colin Smith serait en quelque sorte le frère aîné d’Antoine Doinel, son alter ego d’infortune.

Sans qu’on puisse parler pour autant de plagiat, les emprunts et trouvailles visuelles sont flagrants. Ainsi de cette scène où, après que sa mère ait dilapidé l’argent de l’assurance-vie du défunt père dans les mirages de la société de consommation, Colin brûle symboliquement un billet d’une livre sur l’argent que lui a octroyé sa mère dans la chambre et devant le portrait paternel. De même, Antoine brûle un cierge devant l’effigie de Balzac qu’il adule. Par ce geste transgressif qu’on pourrait interpréter comme celui d’un provocateur à l’instar d’un Gainsbourg allumant sa cigarette avec un voltaire de l’époque, Colin traduit une affirmation de soi ; se distinguant de la médiocrité tapageuse et de l’indignité familiale ambiante pour ainsi honorer la mémoire de son père.

Colin court à en perdre haleine et jusquà l’étourdissement et les frondaisons des arbres virevoltent dans la griserie d’une liberté sans entraves. Antoine Doinel s’enivre jusqu’à la garde de ces instants de bonheur volés au tumulte exhilarant des attractions foraines. Tony Richardson duplique la scène chez le psychologue.Alors qu »on ne perçoit que la voix off de la psychologue comme si Truffaut avait inséré un casting de Jean-Pierre Léaud ; ce qui s »avèrera le cas face à l’ingénuité désarmante du gamin , son double adolescent à l’écran.

Une scène similaire dans le brûlot séditieux de Richardson utilise un champ-contrechamp classique entre le nouveau professeur qui met à l’épreuve Colin Smith à partir d’un test d’efficience intellectuelle fumeux comportant une batterie de questions plus incongrues les unes que les autres que l’incurable révolté de 17 ans déjoue avec un aplomb confondant d’apathie caustique.

Qui aime bien châtie bien selon l’adage. Et « châtier , c’est exercer » si l’on en croit le philosophe Michel Foucauld. La mission punitive du Borstal et de ses représentants est de redresser les corps autant que les esprits mais dans cet ordre irréversible. En élevant le corps, on élève l’esprit et on se blanchit de ses errements. « Si vous jouez franc jeu avec nous, nous jouerons franc-jeu avec vous » assène le directeur du Borstal a ses pensionnaires entrant. Mais l’esprit corrompu de Colin refuse d’entrer dans ce compromis qu’il pressent comme un marché de dupes duquel ces « ventripotents » bien « pansants » comme il se plaît à les caricaturer dans son franc-parler de fils de prolo sortiront vainqueurs quoiqu’il arrive. Aussi se promet-il sous cape de faire en sorte qu’ils parie sur un tocard.

Lors d’une interview pour le magazine « Sight & Sound », Tony Richardson devait expliquer pourquoi La Solitude du coureur de fond était de tous ses films son favori : « Jamais je n’ai livré autant de moi-même sur l’écran. Le héros est vraiment mon fils spirituel : un révolté comme dans mes autres films. Mais qu’on ne s’y trompe pas : plus que la contestation sociale, c’est toujours le cas personnel qui m’intéresse ».

Titre original : The Loneliness of the Long Distant Runner

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Durée : 104 mn


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