La pièce de théâtre de Maxime Gorki avait pour cadre la Russie impériale, Akira Kurosawa en subvertit le contexte, comme dans L’Idiot (1951) d’après Dostoïevski, dans un shingeki ou shimpa (drame de tradition théâtrale moderne). Postures, impostures et faux-semblants tombent le masque dans la promiscuité du ghetto communautaire.
Tourné la même année que Le Château de l’araignée, « Macbeth nippon », l’adaptation de Kurosawa de l’œuvre de Gorki s’attache à dépeindre une cour des miracles réduite à un mimodrame des simulacres.
La pièce de Gorki a ce caractère d’universalité qui légitime la transposition kurosawienne à l’époque Edo, qui s’étend entre le XVIIe et le XIXe siècle. Metteur en scène des tensions extrêmes, Akira Kurosawa substitue un individualisme métaphysique à l’humanisme social et libertaire du dramaturge russe. Son réalisme est toutefois moins âprement misérabiliste que celui décrit par Gorki. Il est évacué au profit d’une caractérisation tout entière à ses débordements exhibitionnistes.
Au confinement de l’unité de lieu répond une extrême stylisation de la mise en scène
Le confinement de l’unité d’action, de lieu et de temps de la pièce se prête à une stylisation extrême de son adaptation filmique. Conforme à son penchant humaniste naturel, le réalisateur brosse en un tournemain cette humanité déchue. La monotonie de la claustration des personnages de la pièce de Gorki concourt à dynamiser l’espace-temps et autorise les ellipses angulaires les plus vertigineuses.
Au fond d’une fosse qui sert de décharge publique croupit une faune de parias. D’entrée de jeu et alors que le générique se détache en surimpression, le système de caméras multiples éprouvé au cours du tournage de Les Sept samouraïs (1954) circonscrit ce lieu unique de l’action en un simple tour d’écrou selon un ample panoramique descriptif à 360°.
La boucle est bouclée sur deux personnages occupés à déverser des ordures. S’ensuit un panoramique descendant qui révèle alors un îlot insalubre, en contrebas, sur le toit duquel viennent s’échouer les immondices. L’espace d’une coupe franche et nous voici transportés à l’intérieur d’un taudis sordide. Après le prologue de la « descente aux enfers », l’action peut commencer.
Le huis clos de la mimesis
Redoublant les indications scénographiques de la pièce, le décor intérieur laisse apparaître un dortoir dans lequel s’entassent, pour moitié sur des bat-flancs, pour l’autre à même une paillasse, les représentants de cette vermine sociale. Cet espace est le huis clos de la mimesis.
Comme dans la plupart des films de Kurosawa, la composition est, pour les besoins de la cause, démonstrativement géométrique et abstraite. Le cinéaste excelle dans l’art du cadrage où ses personnages se livrent sans retenue dans des emportements extatiques qu’on pourrait croire exhibitionnistes s’ils n’étaient pas sous-tendus par l’action. En réalité, le montage constructif à la Eisenstein s’affranchit des contraintes spatio-temporelles en impulsant un jeu théâtral désarticulé que Kurosawa transpose pour l’essentiel de l’esthétique kabuki.
De toute évidence, l’organisation spatiale des plans semble dictée par les moyens formels des caméras multiples qui délimitent avec une précision d’horloger l’aire de déplacement des acteurs-comédiens.
Une chorégraphie des jeux de physionomie savamment orchestrée
Les Bas-fonds est un film-bréviaire qui condense en ses pages le meilleur de la mise en scène kurosawienne. S’inspirant du jeu « désintégré » caractéristique des conceptions théâtrales du kabuki, des transitions de mouvements ou de simples mimiques sont à l’origine, d’un plan à l’autre, de brusques changements axiaux. Ce recours systématique à un formalisme acéré veut rompre par contraste avec une claustration autrement paralysante.
Le montage est volontairement digressif. Les tensions dramatiques entre ces « rebuts de l’humanité » sont spatialisées à travers la gestuelle, les attitudes, les jeux de physionomie, les mimiques d’exaspération – celles grimaçantes de Toshirō Mifune notamment.
En punaisant de la sorte les protagonistes piégés dans un lieu unique, le montage mise sur le pouvoir d’accommodation du regard porté par le spectateur pour instituer un automatisme de lecture qui tente de s’affranchir de la promiscuité du champ clos du dépotoir.
Réalité et illusion de la réalité
Kurosawa n’oublie pas que réalité et illusion de la réalité ne font qu’un. Or, la vérité de la nature de l’homme, c’est précisément de faire illusion, de jouer la comédie ; y compris à soi-même. Aussi les personnages reclus dans cette décharge à ciel ouvert sont-ils en perpétuelle représentation. Ils sont tous des ex-quelque chose : le rétameur, le samouraï, l’acteur.. Et c’est quand ils veulent émouvoir qu’ils échouent : on les connaît trop pour ce qu’ils ne sont pas. Alors, puisqu’ils sont conduits à ne pouvoir que paraître, ils cabotinent au plein sens du terme.
L’agencement du décor en creux et à claire-voie les enchâsse de toutes parts favorisant par là-même une promiscuité voyeuriste. C’est ainsi que le vieux pèlerin assistera dans un recoin obscur à la scène entre Ogusi, la logeuse et Mifune, le voleur. De la même façon, le logeur surprendra peu après, à leur insu, les amants à travers l’ajourement de la porte.
Dans ce trop-plein d’illusion et de mensonge, chacun révèle un fond obscur de vérité. Si les apparences sont trompeuses, la vérité elle-même n’est pas toujours bonne à dire, veut signifier Kurosawa. Au vrai, le fatalisme foncier de leur situation fait qu’ils ne sont jamais crus ; qu’ils disent la vérité ou non. Pas plus l’histoire de la prostituée que celle de l’ex-samouraï ne convainquent. L’illusion est parfois plus vraie que la vérité.
C’est à un mimodrame auquel nous assistons. Les interprètes tiennent un discours en même temps qu’ils en exécutent la pantomime. Par ce biais d’une ironie grinçante, Kurosawa entend contrefaire les ridicules, les travers et les tares humaines. Et si l’on a pu encore y croire, c’est le joueur qui, réagissant à l’annonce du suicide par pendaison de l’acteur, lèvera le masque de l’artifice dans la proximité du gros plan : « Il est mort pour nous gâcher le plaisir ». Ainsi l’acteur se donne une ultime fois en spectacle aux autres et réussit sa sortie.
Nouvelle Restauration 4k. Distribuée par Carlotta.
* L’auteur a notamment écrit un essai littéraire sur le cinéma japonais de la tradition paru aux Éditions Jacques Flament : Le bonsaï qui cache la forêt. Lien pour se le procurer et le commander: https://www.jacquesflamenteditions.com/544-le-bon sai-qui-cache-la-foret/