Le Pornographe

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Imamura déploie le malaise et l’ambiguïté tout en inaugurant un imaginaire du cinéma érotique japonais.

S’il a jusque-là pu réaliser ses films en toute liberté au sein de la Nikkatsu, Shohei Imamura doit faire face à une certaine incompréhension du studio, qui déplore leur ton singulier et leur faible potentiel commercial. Cela va l’amener à créer sa propre société de production, Imamura Productions, dont le premier projet sera Le Pornographe, néanmoins co-produit et distribué par la Nikkatsu. Le sujet, proposé au réalisateur par l’acteur Shoichi Ozawa, est inspiré du roman d’Akiyuki Nosaka, auteur à qui l’on doit Le Tombeau des lucioles (1967). Imamura décide de le réaliser tout en lui confiant le rôle principal. Le titre original, Erogotoshitachi yori Jinruigaku nyumon, littéralement, Une introduction à l’anthropologie au travers des pornographes, reprend de façon plus radicale encore la dimension anthropologique et scrutatrice qu’Imamura avait initié avec La Femme insecte (1963). Il concrétise même visuellement l’idée avec une ouverture et une conclusion qui nous introduit puis nous extrait d’un écran de cinéma, manière de relier cette approche au métier de son héros. Aussi, si l’on pouvait encore trouver une relative notion de mélodrame dans la trajectoire de l’héroïne de La Femme insecte, on s’en éloigne ici grandement, au sein d’un ensemble somme toute plus dérangeant.

 

Le Pornographe prolonge les thématiques de Cochons et cuirassés (1961) et de La Femme insecte dans un contexte historique radicalement différent pour le Japon. Les précédents films présentaient un Japon colonisé, pauvre et encore en reconstruction, où les héros, soumis à leurs désirs et à leur avarice, se perdaient dans une volonté de survie et d’évasion. Mais en 1964, les Jeux Olympiques de Tokyo ont signifié au monde le redressement économique du pays, et si les personnages s’abandonnent à une même faiblesse de caractère, l’adversité n’est plus une excuse. Ogata (Shoichi Ozawa) gagne sa vie en étant le pourvoyeur de plaisir de la haute société japonaise. Il réalise par procuration leurs fantasmes en tournant des films érotiques clandestins, et fournit aux hommes des jeunes femmes prêtes à satisfaire leurs demandes les plus déviantes. À l’époque, la Nikkatsu entame son virage vers le pinku eiga – qui désigne une forme de cinéma érotique japonais. Imamura, tout en s’en démarquant par sa vision très noire, anticipe un certain nombre de pratiques et de perversions qui irrigueront le genre voire la sexualité japonaise au sens large. Chacun de ces fantasmes participe de cette volonté de domination du mâle japonais, d’une libido s’épanouissant par la soumission de la femme. Cela donne quelques demandes et situations sacrément dérangeantes : un homme d’affaires désire ainsi ardemment posséder une vierge, las d’avoir été toute sa vie le second (y compris avec son épouse), et souhaite devenir à son tour le premier amant d’une femme à qui il laissera un souvenir inoubliable ; un autre, rêvant du viol d’une écolière en uniforme, se verra fictionnaliser sa lubie dans un film amateur, mais le tournage s’interrompra lorsque Ogata aura la stupeur de constater que les acteurs recrutés sont un père et sa fille…

 

Imamura, tout en nous déstabilisant, arbore ce ton neutre où les éléments les plus tordus s’enchaînent sans jamais être montés en épingle. L’occupant américain ne sert donc plus de prétexte à l’avilissement comme dans Cochons et cuirassés, il s’agit simplement d’une demande à satisfaire pour la classe aisée dans le capitalisme le plus sauvage. Cette absence de scrupules va peu à peu se répercuter sur la sexualité d’Ogata. Vivant avec une veuve et ses deux enfants adolescents, Ogata nourrit un désir de plus en plus coupable (culpabilité rappelée par une cicatrice à la jambe) pour sa belle-fille Keiko (Keiko Sagawa), âgée de quinze ans – une transgression que l’on retrouve aussi à la fin de La Femme insecte. La promiscuité nourrit cet appétit sexuel insatiable du héros qu’Imamura capture au travers d’ardentes étreintes avec sa compagne Masuda (Sumiko Sakamoto) et de concupiscents regards, comme lors de cette scène où il observe, à la dérobée, Keiko se changer à travers l’entrebâillement d’une porte. Il tentera bien de résister, mais parallèlement, tout son univers s’écroule (son « commerce » racketté par les yakuzas, la police qui le harcèle), le rendant, plus maladivement encore que ses clients, esclave de ses désirs pervers.

 

Déçu dans ses ambitions de fonder une famille, de s’enrichir et surtout, de satisfaire ses fantasmes, Ogata va basculer. Les rêves d’abus et de soumissions étant impossibles à réaliser avec une femme forcément infidèle et/ou traîtresse, autant se façonner une compagne artificielle. Imamura anticipe donc à la fois les dérives fétichistes et otakus de la société japonaise dans un final glaçant où la quête de virilité ultime mène à la déshumanisation, le fantasme de la machine supplantant celui de la chair. Dans son parcours, Ogata symbolise ainsi une société japonaise malade, entre sexualité dérangée (les relents d’inceste entre la mère et le fils) et profonde ignorance (les superstitions d’Haru visualisant le regard inquisiteur de son époux défunt à travers une carpe). Passionnant, même si l’on peut regretter que l’approche anthropologique empêche toute implication – dont une narration longuette et monotone –, bien que celle-ci permette précisément l’absence de jugement envers des personnages qui ne sont que des spécimens en proie à leurs émotions.

Titre original : Erogotoshitachi yori Jinruigaku nyumon

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Durée : 128 mn


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