Le Nord au cinéma, victime de ses clichés ?

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À l´heure où les lignes de cet article s´écrivent, « Bienvenue chez les Ch´tis » fait un carton dans la France entière, une semaine après avoir suscité la ferveur des spectateurs du Nord Pas-de-Calais. C´est un des meilleurs démarrages de tous les temps pour un film français.

Il faut dire que les Nordistes en rêvaient depuis La Vie est un long fleuve tranquille (1988). Vingt ans après, Dany Boon, chantre national du ch’ti, l’a fait : réintroduire la comédie dans un panel cinématographique régional plutôt enclin à la tragédie. Et de mémoire, aucun film n’avait été tourné en ch’ti, à l’exception de quelques phrases deci, delà dans Itinéraires de Christophe Otzenberger (2006) ou dans L’Enfance nue de Maurice Pialat (1968). Cette image positive et rigolote du Nord plaît manifestement à une France qui a envie de rire. Ce succès inattendu permet de revenir sur la fonction du Nord comme décor de cinéma, et d’en faire un bilan.

La caméra des réalisateurs préfère souvent au ciel capricieux du Nord, la lumière du Sud. Les films tournés en région se comptent sur les doigts de la main (ceux dont le Nord est clairement identifiable). Quant aux réalisateurs qui ont choisi la région, ils sont essentiellement venus pour y filmer le malheur, la morosité ou la déchéance sociale. C’est plus qu’une impression, c’est un constat. Il suffirait de confronter tous les synopsis des films tournés dans le Nord pour en attester : le misérabilisme l’emporterait en majorité.

Comme a tenté de l’exprimer Dany Boon dans son film, le Nord est victime de tous les poncifs, même si l’humoriste y contribue lui-même. Le film est très réussi dans le genre « comédie populaire », mais l’image du Nord qu’il renvoie est clairement carte-postaliste. La preuve en est, il a choisi une des plus belles villes du Nord – Bergues – comme décor du film, et laisse à penser que tout le monde parle patois, ce qui n’est évidemment pas le cas. Par conséquent, l’humour du film, tout en dénonçant les lieux communs – froid, pluie, misère sociale -, repose sur d’autres lieux communs : la baraque à frites, le ch’ti mi, la chaleur humaine… Et c’est bien là le problème au final. En somme, le Nord au cinéma ne s’exprime qu’à travers deux clichés : misérabilisme ou franchouillardise. Existe-t-il quelques nuances ?

Réalisme noir dans le gris sordide

Force est de constater que le Nord possède, et c’est le cinéma qui nous le dit, un fort quotient pathétique. La misère serait moins pénible au soleil, raconte la chanson. Et on file tout droit vers le Nord quand on veut l’intensifier. D’ailleurs, très peu de ceux qui ont choisi de planter leur caméra dans la région ont cherché des paysages « jolis » à proprement parler. Pourtant les villes pittoresques ne manquent pas : en Flandres (exception faite de Bergues ou Bailleul, ville chère à Bruno Dumont, encore qu’il n’en propose jamais une vision touristique), ou en Avesnois (qu’on appelle à juste titre la « Petite Suisse »), mais elles n’attirent guère l’objectif.

L’Histoire – sociale et économique – du Nord est en elle-même assez lourde, douloureuse. C’est elle qui a fait le visage de la région tel qu’il est. La tentation d’associer la région à toutes les formes de misère semble facile, irrépressible. Parce que le Nord au cinéma (et on peut louer Dany Boon d’avoir œuvré dans le sens inverse) se distingue par sa tangente négative : pauvreté, chômage, alcoolisme, etc. Ce n’est pas tant la qualité des films qui est ici remise en cause, que l’assimilation faite à l’écran entre un paysage et les drames humains et sociaux qu’il porterait en son sein. Prenons exemple de Nord de Xavier Beauvois. Le titre même du film est assez inquiétant pour sa valeur globalisante. Comme si le drame familial qu’il racontait (un père alcoolique, une mère qui s’enfonce dans le malheur) était propre à tout un département.

Pour beaucoup, le Nord c’était les corons et le prolétariat. Il n’est donc pas étonnant, à l’évocation du Nord au cinéma, que la plupart des interrogés citent Germinal (seul celui de Claude Berri en 1993 a réellement été tourné dans le Nord, principalement à Wallers-Arenberg). Des films qui ont choisi le bassin houiller ou les abords d’usine comme toile de fond sont nombreux. C’est en plein pays noir, (près de Valenciennes) que Bertrand Tavernier pose sa caméra pour dépeindre le quotidien de Monsieur Lefebvre (Philippe Torreton), directeur d’école confronté au dénuement total des familles frappées par le chômage, dans Ça commence aujourd’hui (1999), au demeurant un film bouleversant. La misère est la trame de fond du film et ne la quitte pas, les uns meurent de faim, les autres boivent, une mère alcoolique accablée par les problèmes, finit par mettre fin aux jours de toute sa famille.

De même, Maurice Pialat, dans un de ses plus beaux films, L’Enfance nue (1968), met en scène un enfant de l’assistance publique, délinquant bringuebalé d’une famille à une autre, dans des milieux modestes, sur fond de terrils et de jardins ouvriers. C’est aussi au cœur des maisons ouvrières que Christine Carrière (1995) place l’intrigue de Rosine, adolescente livrée à elle-même face à une mère démissionnaire qui fait les trois huit à l’usine (Mathilde Seignier dans un de ses tout premiers rôles) et un père incestueux.

À croire que les sujets sensibles sont le lot de la région, son fardeau cinématographique. Ce sont également les tragédies familiales comme dans Baptême (1989), alimentées par sa propre histoire, qui inspirent René Féret, réalisateur nordiste prolifique et pourtant méconnu (la sortie récente en DVD de toute sa filmographie arrange cette lacune). Quand Alain Resnais aborde la douloureuse question du traumatisme de guerre dans Muriel ou le temps d’un retour (1963), la Deuxième guerre mondiale pour le couple Muriel/Alphonse et la Guerre d’Algérie pour le personnage de Bernard, il choisit Boulogne-sur-Mer, ville reconstruite à 70% après les bombardements de 1939-1945.

Le fatalisme dont font preuve certains réalisateurs envers leurs personnages est parfois déroutant. Dans Itinéraires de Christophe Otzenberger, Thierry (excellent Yann Trégouët), désigné coupable pour un crime qu’il n’a pas commis, est en cavale, condamné à errer dans un paysage rendu hostile (le film a été tourné aux alentours de Gravelines). Les crimes odieux ne sont pas en reste. L’intrigue de L’Humanité (1999) de Bruno Dumont, repose sur le viol d’une petite fille dont on montre le sexe meurtri dans les premières scènes du film. Quand bien même le sujet se prêterait à la bonne humeur, à l’image de Karnaval (1999) de Thomas Vincent, on brûle un chien vivant et on veut « casser de l’arabe » (les carnavaleux de Dunkerque se sont arrachés les cheveux en voyant le film). C’est aussi à un crime raciste que l’on assiste dans La Vie de Jésus (1997) de Bruno Dumont où le protagoniste Freddy, à ce point englué dans le marasme ambiant, finit par perdre la raison. Même si Dumont a déclaré ne pas avoir voulu faire un film social, il y eut amalgame.

Le constat est triste : les personnages sont pour la plupart à la dérive, dans une détresse mentale et une misère sociale avancées. La liste est longue et il ne servirait à rien de la poursuivre. Mais certains réalisateurs, et dans ce sens, ils sont intéressants, se sont servis du Nord dans un but inhabituel. Quelques-uns sont parvenus à dépasser le simple « pathos » pour atteindre quelque chose de plus inattendu.

La Flandre de Dumont

Crudité et violence de certaines scènes mises à part, Bruno Dumont est parvenu à élever le Nord dans des sphères jamais atteintes avant lui, tout juste amorcées par Robert Bresson et Maurice Pialat (respectivement dans deux adaptations de Georges Bernanos Journal d’un curé de campagne en 1950 et Sous le soleil de Satan en 1987) : exploiter les paysages du Nord à d’autres fins et en faire ressortir les qualités proprement plastiques et sensuelles. Déjà Bresson et Pialat, en une scène assez brève, utilisaient le paysage du Nord pour ses vertus effrayantes, son inquiétante étrangeté.

Dans un décor aux arbres tortueux, le jeune ecclésiaste (Claude Laydu) du Journal d’un curé de campagne s’enfonce dans la Vallée de l’authie (sud-ouest de la région) et finit par chuter lourdement dans la boue. De même, l’abbé Donissan (Gérard Depardieu) de Sous le soleil de Satan se perd dans le paysage engloutissant (il est filmé comme tel) du Boulonnais et tombe à plusieurs reprises. La chute est le ressort qui rassemble nos trois réalisateurs et la boue, un élément essentiel. Mais à la différence de ses prédécesseurs, chez Dumont, la chute est voulue et non subie, et semble inviter le spectateur à une expérience sensible du paysage du Nord. Dans ses films, le toucher serait autant mis à contribution que la vue ou l’ouïe, d’où le caractère proprement haptique des images. L’omniprésence de la boue, prise pour ses qualités sonores et tactiles, en est un des adjuvants. Il l’avoue d’ailleurs, les bruits des pieds qui s’enfoncent dans la terre, que ce soit ceux de Pharaon de Winter (Emmanuel Schotté) dans L’Humanité ou de Demester (Samuel Boidin) dans Flandres, sont sublimés à la post-synchronisation, le son faisant ressortir la texture.

On pourrait parler d’un cinéma du bas, davantage terrestre qu’aérien, qui ferait sentir tout le poids du paysage du Nord par la boue, les plans fixes à hauteur d’yeux, les maisons rases, etc. Le Nord se dévoilerait donc chez lui comme un véritable « paysage gravitationnel » dans lequel les corps chutent et dont les éléments naturels (terre et ciel chargé) rendent perceptible le poids à l’image.

En s’éloignant de la carte postale et donc du centre ville, Dumont filme un paysage à fleur de peau, que ce soit dans les plans obliques, rasants les murs de briques couleur sang, contre lesquels les protagonistes de L’Humanité s’appuient sans cesse, ou que ce soit dans les nombreux plans de contact direct avec la terre noire des Flandres. L’aspect le plus intéressant de son travail se situe à ce niveau, vouloir donner du sensible, et pour ce faire, le seul sol véritablement efficace pour lui semble être celui du Nord.

C’est à cette tentative d’exploiter le Nord autrement que pour les besoins d’une chronique de la misère (même si Dumont n’y échappe pas totalement) que répond le film de Yolande Moreau et Gilles Porte Quand la mer monte (2004). Sans doute moins expressif et plus narratif que Dumont, le film ne s’appuie sur aucun misérabilisme mais développe plutôt une poésie douce amère. Irène (Yolande Moreau) sillonne la Flandre, des dunes au complexe industriel Usinor et ses milles lumières (dans cette scène tournée de nuit, le complexe opère une certaine magie) en passant par les houblonnières. Ces lieux ne sont pas clichés. Ils sont utilisés pour leur valeur poétique et plastique, ils viennent rythmer l’image et transfigurer le paysage des Flandres. Il en ressort magnifié par le cadrage, comme ce plan mémorable de la route aux arbres penchés. C’est une véritable parenthèse enchantée en pays nordiste, drôle et grave à la fois. Voilà sans doute le résultat le plus probant d’une certaine résistance aux clichés. C’est donc bel et bien possible.

Titre original : Bienvenue chez les Ch'tis

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Durée : 100 mn


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