Après la tuberculose dans L’Ange Ivre (1948), la syphilis de Le Duel silencieux exemplarise à son tour le traumatisme japonais de l’après-guerre. Il semblerait que le combat, l’apocalypse, l’espoir soient des appeaux dont se sert la guerre pour attirer les hommes dans ses rêts. Après tout, la syphilis commence par l’amour et Vénus en est la déesse.
Pris en tenaille entre L’Ange ivre (1948) et Chien enragé (1949), Le Duel silencieux – est-il besoin de le dire – présente toutes les facettes d’une œuvre bancale, composite et avortée avec un schéma directeur solide mais sans véritable charpente ni armature pour étayer un mélodrame artificiel et parfois outrancièrement pesant qui tourne à vide. Kurosawa reconduit mécaniquement les mêmes ingrédients qui ont fait le succès de L’Ange ivre mais avec un bonheur beaucoup moins inspiré. A plus d’un titre et si l’on se livre au petit jeu des comparaisons, Le Duel silencieux en serait le décalque recyclé : l’ange silencieux versus le duel ivre en quelque sorte.
A l’époque du tournage, Akira Kurosawa doit mettre au rancart ses projets suite à une grève des studios de la Toho qui s’éternise au point mort. En véritable bourreau de travail, le réalisateur à part entière qu’il est devenu compte déjà sept films à son actif Il ronge son frein et entend bien ne pas en rester là.
Sous contrat avec la Daiei, grande rivale de la Toho pour laquelle il commettra 40 films, Kurosawa s’attelle aussitôt à un nouveau projet en adaptant une pièce à succès du dramaturge Kazuo Kikuta. Le catalyseur de cette œuvre conçue d’abord et avant tout pour le théâtre est un chirurgien en prise directe avec les affres de deux fléaux sociétaux dans l’actualité brûlante de l’époque : l’avortement et la syphilis. Ce sera Le Duel silencieux tourné en studio pour l’essentiel.
Contre toute attente, l’oeuvre filmique – et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes -se présente comme un mélodrame statique au style très dépouillé qui tranche notoirement avec la mise en scène cinétique coutumière du maître même si il s’autorise quelques digressions angulaires par endroits dans la profondeur de champ et l’usage pertinent du volet latéral comme une « dissection au scalpel » de ses protagonistes pour reprendre une expression kurosawienne.
Aux dires de son producteur Hisao Ichikawa, le film fera plus d’entrées que Rashomon (1950). Il faut reconnaître que la mise en scène poussive table sur des ressorts et des ficelles mélodramatiques éprouvés et joue à plein sur la corde sensible du compassionnel lacrymal . Dans son autobiographie, Kurosawa raconte comment il surprit son chef-opérateur éclatant en sanglots durant le long plan-séquence de 5 minutes du monologue confessionnel au masochisme exacerbé de Kyoji/Mifune ; suscitant en lui une profonde affiction. La scène recèle des accents dostoievskiens appuyés qui mêle à la violence refoulée de la diatribe une pitié indulgente et quelque peu lénifiante. Crédité pour la seconde fois au générique d’un film kurosawien, Mifune a la prescience de jouer son rôle en demi-teinte entre ethos et pathos mais sans les sirènes du cabotinage auxquelles il cédera plus tard en virilisant son jeu d’acteur. Ce jeu distancié, réfréné et empreint de modération contenue restera une exception pour lui avec le recul.
Le chancre de la syphilis : métaphore de la guerre qui a accouché d’un énième agent infectieux
Dans cette période funeste et tourmentée de l’histoire du Japon de l’immédiat après-guerre, 1948 voit se multiplier les décrets dans l’urgence sous la houlette paternaliste de l’administration militaire des forces alliées. Ainsi de la légalisation de l’avortement pour les cas de viols, de mise en danger de la survie de la mère porteuse ou de maladie héréditaire sérieuse.
De son côté, la syphilis, à même enseigne et avec une agressivité tout aussi dévastatrice que le VIH au milieu des années 80, occasionne des ravages au sein de la population qui n’ a pas encore la conscience aiguë de sa portée infectieuse. Près de 20 000 prostituées et pas moins de 400 000 citoyens sont contaminés qui viennent accroître les statistiques de façon vertigineuse et inquiétante. Ce poison vénérien frappe au premier chef les soldats japonais vétérans de la seconde guerre mondiale et notamment de la guerre du Pacifique, toile de fond des prémices du duel silencieux.
Ces derniers l’ont contracté dans les maisons de confort au contact des prostituées mais le front des forces militaires américaines et alliées cantonnées au Japon n’est pas en reste lui non plus. De fait, le chancre va se répandre comme un sillage de poudre et causer des dommages bilatéraux irréversibles. En 1949, une loi est promulguée à la hâte qui vise à appliquer les mesures prophylactiques indispensables pour entraver sa propagation. Mais le mal gagne insidieusement du terrain et prétendre l’éradiquer à la racine est comme vouloir mettre un cataplasme sur une jambe de bois. La pénicilline d’Alexandre Fleming est alors testée pour la première fois contre la syphilis en 1944 qui restera le traitement privilégié face à cette infection transmise sexuellement (ITS). Faute d’un remède adapté au long terme, la syphilis peut endommager le cerveau et invalider d’autres parties du système nerveux. C’est ce paroxysme de la démence que Kurosawa , cinéaste des extrêmes, ne pourra d’ailleurs pas montrer dans son film amputé par la censure d’occupation américaine. Celle-ci traquait toute volonté affichée de restaurer la féodalité japonaise ou à l’inverse un défaitisme de mauvais aloi susceptible de saper le moral de la population sous contrôle. Or le scénario initial prévoyait un climax où Mifune était rendu fou par la maladie. Ancré dans un conservatisme patriarcal, le film n’en dénonce pas moins le militarisme japonais et son code moral rigide qui perpétue à un point excessif un sentiment de culpabilité conséquent au long terme du militarisme outrancier qui précipita le Japon dans la défaite.
Châtiment sans crime et sacrifice de soi
Chirurgien de l’armée nippone, Kyoji Fujisaki (Toshiro Mifune) opère à tour de bras dans une antenne hospitalière militaire bondée de blessés,sorte de MASH ou de mess d’infirmerie subtropical, qu’on situe sur une île du Pacifique en 1944 au cœur de la guerre éponyme.Dans ce cantonnement de fortune règne une touffeur accablante tout emplie des miasmes de la jungle : la même atmosphère suffocante qu’on retrouvera dans Chien enragé (1949). Une pluie torrentielle se déverse en trombes et continûment. Les précipitations diluviennes finissent par traverser la toile de la tente dans un goutte à goutte obsédant qui reproduit les battements de cœur des patients allongés en rangs d’oignons sur des brancards.
Les deux chirugiens de service dont Kyoji sont recrus de fatigue et enchaînent les interventions selon un rythme effréné. Kurosawa excelle à dénoter jusqu’ à satiété le plus infime détail de la représentation réaliste de la condition humaine des toubibs de l’armée qui se muent en rebouteux à tout faire, confrontés à l’intempérance d’un climat torride.
La tension monte en même temps que l’adrénaline. Kyoji se blesse malencontreusement un doigt au contact du tranchant de son bistouri tandis qu’il s’active au chevet d’ un patient soldat syphilitique qui lui inocule la maladie. Il lui sauvera la vie. Flashforward.
On retrouve 4 ans plus tard Fujisaki démobilisé et comme transplanté dans la clinique insalubre à l’effectif réduit de son père Honosuke gynécologue-obstétricien (le placide Takashi Shimura) dans un quartier miteux de Tokyo: un avant-goût de la promiscuité de l’établissement de Barberousse (1965) qui finira par ne plus soigner que les réprouvés et les rebuts de l’humanité ; partageant plus d’une affinité savec Kyoji.
Toutes ces années, Kyoji a tu sa contagion, muré dans une lutte intestine qui le torture pour ne jamais réconcilier son désir avec sa conscience. Surtout et pour ne pas faire obstruction au futur de Misao Matsumoto (Miki Sanjo), sa fiancée, Kyoji rejette ses avances et renonce à vivre avec elle. Paradoxalement, alors que la pénicilline a déjà fait ses preuves, il s’injecte en catimini du salvarsan,un composé médicamenteux à base d’arsenic.
Rien ne sert de blâmer, il faut prévenir à point
Le docteur Kyoji Fujisaki semble vouloir persévérer dans la voie de l’abstinence au point de s’y anéantir comme le prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski. En cela, il est corps et âme un héros contradictoire.Considéré comme un saint par ses collègues carabins, il détonne dans le décor ambiant et assume son sens du ridicule et l’absurdité de sa virginité. Dans la scène climatique où il se confie à l’ancienne prostituée qu’il a sauvée du suicide, recueillie puis réformée pour qu’elle devienne apprentie-infirmière,Kui Minegishi(Noriko Sengoku), il rompt son devoir de réserve ,craque ,s’effondre et se décompose au point de se répandre comme une flaque d’eau en confessions intimes désespérantes.Dans une volte-face finale, il se ressaisit et retrouve sa contenance stoïque.Entre-temps, il tourne en dérision sa conduite professionnelle et l’ éthique morale qu’elle suppose comme une posture qu’il n’aurait cessé d’adopter.Kyoji est coupable et victime dans le même temps : un coupable innocent et une victime coupable .Ce sont les deux versants de sa personnalité ; les deux faces de Janus. A l’instar du docteur Sanada (Takashi Shimura) de l’Ange ivre et de Barberousse (1965), Kyoji lutte contre la maladie avec l’énergie du désespoir et bride son désir charnel avec un entêtement frénétique. En se résolvant à son sort, il confirme le génie confucéen du sacrifice de soi et de l’empire sur soi aussi bien que l’affirmation de son individualité dans un pays où président le conformisme et l’égocentrisme.
Comme pour corroborer ses vaticinations, Kioji se perd en conjectures oiseuses teintées de contrition contrainte alléguant en substance: « Mon abstinence est comique et sentimentale » « L’appétit charnel chez les hommes, cela se réfrène aussi facilement ? » interroge dubitativement Minegishi qui connaît déjà la réponse en tant qu’ ancienne prostituée. « Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui hurlent de douleur et ceux qui souffrent en silence » lui rétorque Mifune On pourrait ajouter une troisième catégorie : ceux qui souffrent dans la douleur et s’y complaisent.Empêtré dans ses tourments intérieurs, Mifune relègue le dolorisme dostoievskien prôné par le réalisateur mais le monologue tourne au soliloque incohérent qui finit par sombrer dans un sentimentalisme mièvre et larmoyant.
Kurosawa renvoie dos à dos le corrupteur et le corrompu : Tatsuo Nakata (Kenjiro Uemura)et Kyjio Fujisaki comme plus tard il confrontera l’industriel de la chaussure campé par Mifune et le ravisseur de son fils issu des bas-fonds tokyoïtes dans Entre le ciel et l’enfer. L’attitude arrogante du vétéran de la guerre du pacifique dénonce jusqu’à la caricature son statut de criminel dans l’économie d’après-guerre.