La poursuite infernale

Article écrit par

Sans avoir la notoriété des « grands » westerns de Ford, La poursuite infernale (My darling Clementine, 1946) préserve à ce jour le charme d’un apaisement dans l’efficacité, d’une sérénité du geste et du récit toujours référentiels.

Dernière collaboration entre John Ford et le producteur Daryl F. Zanuck, La poursuite infernale (My darling Clementine, 1946) tient aujourd’hui une place assez singulière dans la filmographie du maître du western classique. Moins renommé que des œuvres clés telles que La Chevauchée fantastique, La prisonnière du désert ou bien sûr L’homme qui tua Liberty Valence, ce film, tourné peu de temps après la seconde guerre mondiale (à laquelle Ford participa comme documentariste pour l’armée), n’en demeure pas moins une œuvre référentielle, dont la modestie n’a d’égal que l’extrême limpidité.

Les têtes de l’emploi

Limpidité de jeu, tout d’abord, Henry Fonda, avec lequel il collabora déjà à de nombreuses reprises (Young Mr. Lincoln ; Sur la piste des Mohawks ; Les raisins de la colère), étant exemplaire d’une forme de stratégie de pure réserve d’être, toujours bien là, dans la scène et la situation, mais rarement dépassé par une quelconque ambition de conquête (de l’espace, du temps). Le Wyatt Earp qu’il incarne ici, bien que très lucide et regardant quant aux diverses exactions de la petite ville de Tombstone, n’est pas symbolique du « pouvoir » tel qu’il pourrait se définir habituellement. Toujours au saloon, sinon à son entrée, disponible, le shérif brille par son aptitude à la distraction, sa sensibilité au moindre appel au jeu ou au plaisir gratuit (rencontre avec Doc Holliday laissant très vite transparaître une possible complicité, jeux gentiment méchants avec l’énergique Chihuahua, invitation maladroite de Miss Clementine à une danse déjà acquise…).

Près de lui, pour ne pas dire « contre » (demeure une ambiguïté dans la relation des deux hommes, amitié et confiance réciproques mêlées d’une fierté confinant autant à l’attestation de virilité qu’à une attention voisine de l’amour), le personnage de Doc Holliday, incarné par le sombre et stoïque Victor Mature, est quant à lui la marque d’une affectation mal dissimulée, d’une fêlure laissant entrevoir, au fil des (gros) plans sur son visage, l’imminence de la chute. Nombreux sont par ailleurs les admirateurs du film se référant avant tout à ce personnage (et donc à l’acteur) pour définir l’émotion particulière offerte par la vision de ce western essentiellement intimiste.

Jamais loin, pas toujours où on l’attend (au coin d’une porte, à l’écoute d’une conversation privée, en constante observation), Chihuahua, la fille du saloon, chanteuse mexicaine, fait face, par sa constante recherche d’attention, à l’immobilisme taiseux des hommes. C’est d’elle que nait souvent le débordement, le mouvement interne des plans. Elle qui pousse Wyatt Earp jusqu’à cet extrême de la jeter à l’eau (scène de pure libération, d’expression visuelle d’une impulsivité sans cesse refoulée), qui se jette à la moindre inquiétude dans les bras de Doc, qui ne manque pas l’occasion d’indiquer à sa rivale Clémentine que son séjour à Tombstone touche bien sûr à sa fin. Quiconque connait le destin tragique de la belle Linda Darnell (brûlée vive dans un incendie domestique à 41 ans) ne peut s’empêcher de porter sur cette vivacité, cette quête de réconfort et d’assurance sentimentale, un regard mélancolique.

Arrivant tard, au moment où se dessine en douceur le destin de chacun, la fameuse Clémentine (Cathy Downs) demeurera en retrait de la grande ligne tragique. Venant pour Doc, son fiancé, qui immédiatement lui imposera d’abandonner leur histoire, la jeune femme trouvera en Wyatt Earp le véritable réceptacle de sa bienveillance. Apaisant le moindre de ses plans, cette dernière, en peu de scènes, aura pour principale fonction de confirmer la possibilité d’un ailleurs, d’un monde au delà de Tombstone : elle arrive sous le regard de Wyatt, qui à son tour quittera la ville après avoir pris connaissance de son nouveau statut de résidente.

Chaque personnage apporte à l’autre la preuve de son existence, peut-être de son utilité. Doc trouve en Wyatt un complice, peut-être un frère. Chihuahua, mourante, échangera avec Doc un clin d’œil symbolisant la réalité de leur affection mutuelle (leur amour ?). Clémentine, à défaut de convaincre Doc de poursuivre sa courte ligne de vie à ses côtés, gagnera l’attention immédiate de Wyatt, conquis dès le premier regard, mais n’osant prendre l’initiative de l’aborder vraiment que suite au violent rejet de son nouvel ami. Ces affaires de cœur tirent leur charme de la manière dont le cinéaste offre aux acteurs la latitude nécessaire à la bonne perception des choix francs et balbutiements de leurs personnages.

Rien ne sert de courir

Balbutiants, les personnages le sont d’autant plus que, contrairement à ce qu’annonce un titre français quelque peu affadissant (« My Darling Clementine » a la force d’apporter une indication rêveuse à l’histoire), la poursuite ne tient ici qu’un rôle utilitaire. Le règlement de compte final (OK Corral) entre les deux frères Earp (Wyatt et Morgan, désirant venger leurs frères, James et Virgil) et le clan Clanton (dont le père assume d’abattre l’ennemi dans le dos) n’est au fond que le signe de la conclusion nécessaire d’un récit ayant donné jusqu’ici l’impression de n’aspirer qu’à son insouciante installation. Le drame qui déclencha chez les Earp le désir de s’installer à Tombstone (le meurtre du cadet, James) pour y faire régner un ordre nouveau (celui de la justice officielle, de l’insigne) trouva, suite à la rencontre de Doc, Chihuahua et Clémentine, comme une déviation. La ligne, qui semblait pourtant droite (trouver les meurtriers, peut-être se venger), très vite s’ouvrit à la digression. Non que l’importance de la perte initiale s’amenuise, mais Tombstone apparaît, peut-être même avant la découverte du corps sans vie de James, comme le lieu d’une potentielle escale, d’une pause à durée indéterminée.

La place accordée à l’art, par l’intermédiaire des chants séducteurs de Chihuahua, la représentation d’Hamlet devant un public en appétit, la danse de Wyatt et Clémentine, indique de manière subtile la « non-urgence » de l’action, la nécessité de s’imprégner d’une certaine ivresse de vivre en amont de toute fuite en avant vers un destin d’évidence tragique. Avant de se lancer dans une quelconque poursuite, infernale ou pas, pourquoi ne pas travailler à une juste redéfinition des espaces, ne pas s’assurer de sa propre existence ? Devenant officiellement shérif de Tombstone, Earp se pare d’une fonction, d’un statut privilégiant ce que l’on définissait au départ comme un mélange de lucidité et de disponibilité. S’immergeant dans le rythme, l’atmosphère, l’esprit de cette ville et cette civilisation naissantes, le shérif fait honneur à la mémoire de James, répond au gâchis de cette mort à 18 ans par le projet d’une justice réfléchie, l’attente sereine d’une manifestation « naturelle » du coupable.

Ce pacifisme est sans doute l’une des nombreuses causes de la réputation d’humaniste de Ford. L’édification plutôt que la destruction, l’ampleur des élans et mouvements plutôt que la saccade. D’où que les expressions de douleur soient aussi rares ici, sinon inexistantes, que le pire (la violence, la lâcheté) soit racheté par une constante stabilité figurative. Ford et Earp, Ford et Fonda s’associent pour une quête de la bonne mesure, de l’acte utile. Avant de tuer, désarmer l’ennemi ; tel est le secret raisonnement du shérif, qui devant l’adversité veillera à contourner l’acte fatal, mettra Chihuahua face aux conséquences inéluctables d’un mensonge risquant de destiner Doc à un sort indigne de lui. Tout le contraire du vieux Clanton, ne manquant pas, à coups de fouet, de faire intégrer à ses quatre fils l’idée qu’un tir est destiné à tuer (crédo qu’il mettra en pratique avec le meurtre du second frère Earp, Virgil).

Le règlement de compte final, qui verra enfin se croiser ces deux visions de la « justice » (le dialogue préventif contre le tir direct), sera pour Ford l’opportunité d’affirmer en douceur sa fameuse intelligence topographique. Alors que, plus tôt dans le récit, la poursuite de Doc Holiday et sa diligence par Wyatt et ses chevaux captivait par le troublant montage de leurs mouvements en un croisement contrariant l’idée même de poursuite (de droite à gauche pour l’un, l’inverse pour l’autre), le duel sera affaire de pure distance. Les Clanton, barricadés dans le ranch d’Ok Corral ; les frères Earp, Doc et leurs deux associés procédant à une tentative d’aveuglement par l’emploi astucieux d’une diligence. Avant que ne résonnent les coups de feu conclusifs, tout l’art de la mise en scène de Ford s’imposera par un jeu de pure dilution spatio-temporelle. Les protagonistes attendent le signal de déclenchement d’une action longtemps ralentie, sous un ciel insinuant depuis le premier plan la portée, la dimension tragique et mythologique de cette situation si concrète, bien terrienne. La géométrie fordienne sera toujours, davantage qu’un gage de professionalisme, le véritable secteur d’une pensée « affective » des lieux. L’image, sa composition comme son lien (raccord) à une autre, aura, au fil de l’oeuvre, toujours le dernier mot (ce que montrera de la manière la plus marquante le plan ultime de ce film, comme de tous ceux du cinéaste).

Par la splendeur de son noir et blanc, la précision de son découpage, l’utilisation sobre et fluide des grands espaces de Monument Valley, John Ford signa avec La poursuite infernale un bel exemple de western minimal, un film moins prenant par sa dimension spectaculaire que par la stabilité monstre du moindre de ses plans, la douceur sans mot des éléments. Les figures qui s’y détachent, entre passions communes et envolées contradictoires, marquent l’écran de leur tranquille définition, leur tracé précis et pur. C’est cette simplicité du trait, cette assurance du geste qui fit la légende de Ford, installa pour longtemps (toujours ?) sa signature aussi bien dans l’histoire du cinéma (toute fiction communautaire a « quelque chose » de Ford) que d’une patrie (l’Amérique) qu’il passa sa vie à rendre à elle même, à ramener à ses fondements par le biais d’un œil finalement unique (le fameux bandeau) mais toujours affirmé.

Titre original : My darling Clementine

Réalisateur :

Acteurs : , , , , , , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 97 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi