La Nuit des forains

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Fantasmagorie tragi-comique ou pantalonnade et bouffonnerie burlesque, « La nuit des forains » nous interpelle sur la condition humaine où la vie ne serait que le théâtre des illusions et le grotesque , le masque de la dérision.

La chambre noire à illusions de la lanterne magique

Le générique de La Nuit des forains est un condensé du film à partir d’images enchâssées dans une lanterne magique. On connaît la fascination émerveillée de l’enfant Ingmar Bergman pour cette chambre noire à illusions avec laquelle il échafaudait des histoires.

Des lithographies anciennes en gros plan d’ un orgue de barbarie puis les dessins de la signalétique calligraphique du cirque Alberti et d’un maître de manège et son écuyère se succèdent aux accents d’un limonaire serinant une ritournelle de circonstance. La musique allègre s’interrompt ex abrupto. Un coup de canon tonne en écho et un autre thème musical aux discordances macabres se superpose en fondu sonore. La caméra cadre une roulotte en travelling avant et opère un fondu enchaîné.

 

L’errance chaotique des gens du voyage

Se détachant en contre-jour sur la ligne d’horizon par une aube blême et glaciale, une caravane de roulottes brinquebalantes chemine, silhouettes fantomatiques.

Les chevaux, pareils à des haridelles recrues de fatigue, ploient sous la charge tandis que leurs sabots clopinent sur un sol détrempé par une bruine de plus en plus persistante. Les roues de guingois écrasent les mauvaises herbes en foulant les ornières.

La colonne cahotante poursuit pesamment une route sinueuse, franchit un pont puis d’inquiétantes frondaisons. Au détour d’un sentier, un moulin à vents aux ailes cassées s’interpose comme une illusion d’optique,image subliminale. Le convoi du cirque Alberti s’achemine cahin-caha vers une ville où elle fera halte pour monter son chapiteau. L’effort et la souffrance sont palpables qui exsudent des humains et des animaux comme l’eau qui ruisselle en trombes de partout . Il règne une atmosphère de déluge apocalyptique.Seul représentant de la ménagerie, un ours brun dressé tourne dans sa cage cruellement à l’étroit. Un saltimbanque de la troupe au visage hâve, emmitouflé jusqu’au cou dans des hardes déguenillées tient à peine les rênes de son attelage . Il marmonne une mélopée gutturale pour se maintenir éveillé et sortir de sa torpeur.

 

 

Un paysage pandémoniaque qu’on dirait tout droit sorti d’une région reculée des Carpates

La composition des plans de cette séquence introductive est picturale dans son ordonnancement et le ciel plombé lui confère un cachet fantasmagorique par le déchaînement des éléments.

L’action pourrait tout aussi bien se situer dans les Carpates ou en Transylvanie car la carte postale est saisissante par sa puissance évocatrice et la matité morne et sans éclaircie d’une photographie au grain et à la densité du mercure.

Il semblerait  que l’inspiration du metteur en scène suédois lui soit venue de la contemplation d’un paysage à l’aspect lugubre et à la tristesse enténébrée  et comme voilée par un rideau de cendres en suspension dans l’air.Son imagination fertile et débridée dévidera l’écheveau du récit en trois semaines.

Oeuvre charnière dans sa filmographie, le film condense cette noirceur charbonneuse caractéristique qui scelle le début d’une osmose créatrice longue et fructueuse avec le chef-opérateur Sven Nykvist.

 

La roue des destins contrariés

Dans l’imaginaire collectif, le cirque évoque la figure concentrique du cercle, la boucle jamais bouclée, le tournoiement immobilisant,la roue de la fortune et le temps circulaire de l’éternel recommencement et non le temps circadien linéaire.

Cette roue qui impose un sens giratoire est omniprésente dans « la nuit des forains ». Les roues des carrioles s’ébranlent et suivent la rotondité de la terre dans ses rotations. La piste du cirque et ses numéros équestres impriment cette circularité. C’est aussi la roue de destins contrariés qui tourne indéfiniment sur elle-même dans un mouvement perpétuel comme l’errance à laquelle sont acculés les gens du cirque.

 

 

Albert et Anne ou la confusion des sentiments

Albert Johansson(Ake Grönberg), maître de manège équestre est le propriétaire du cirque Alberti. Sa sollicitude envers Anne(Harriet Anderson), son écuyère et sa maîtresse traduit une possessivité fébrile.Profitant d’une halte du cirque dans la ville où il a quitté sa femme Agda (Annika Tredow)et ses fils trois ans plus tôt, il cherche à regagner son amour et reprendre la vie commune, lassé de l’inconfort et de l’âpreté de cette vie d’errance.Sa démarche est gauche, empruntée et titubante à l’image de celle de l’ours qui est acculé à son sort et condamné à la déchéance de la captivité.Comme l’ours et son appartenance totémique,il est l’ancêtre et donc le protecteur de son clan mais il est tiraillé entre le mirage de liberté d’ une existence nomade et la volonté de se ranger pour atteindre à la sérénité de l’âme.Comme une personne qui ne s’est jamais fixé,il est gagné par une confusion des sentiments.

Anne,se sentant abandonnée, se laisse tenter par les atours captieux et le glamour aguicheur du théâtre en la personne de Frans (Hasse Ekman), acteur veule et cynique.Mais le clinquant  du théâtre ne vaut pas mieux que les paillettes du cirque et elle se vendra pour une parure de pacotille .Albert est aussi coupable de tromperie dans les intentions qu’Anne l’est dans les faits et le fatalisme de leur sort commun scellera leur réconciliation.

Albert défie Frans dans l’arène du cirque mais il est battu à plate couture et presque castré sous les quolibets du public .  N’ayant cessé d’essuyer de cruelles humiliations mais incapable de se donner la mort, il finira par tuer l’ours qui le personnifie comme son double dans un élan cathartique et par procuration pour sa survie. L’ours est commodément un bouc émissaire et le reflet de sa propre misère et de toutes les misères du monde.En abattant l’ours, il se délivre par là même de sa propre désespérance.

 

 

Douleur, souffrance, humiliations et châtiments corporels

Le film est parcouru de  toute la gamme possible et imaginable des moqueries depuis les lazzi, les rires obscènes, les railleries jusqu’aux ricanements  sardoniques qui accompagnent d’ordinaire les pitreries  complices entre le clown blanc triste couvert de paillettes à reflets et l’auguste farcique et gaffeur mais avec une volonté de détournement et d’humiliation. Traditionnellement le rire est un défouloir aux châtiments corporels  et punitifs de même qu’ au déferlement du slapstick déclenchant l’hilarité générale. Ici, les personnages grimacent de douleur à travers leurs masques de clown entre accablement et hypersensibilité.

Dans un prologue dérangeant en forme de flashback qui anticipe la déculottée en public d’Albert, point culminant du film, Bergman dépeint toute  la détresse rentrée du clown Frost (Anders Ek) prévenu de l’exhibition de sa femme Alma (Gudrun Brast)aux dessous affriolants et qui doit encore essuyer les railleries cacophoniques d’une piétaille militaire dans un intermède muet désespérant . Singeant l’esthétique  des films d’Eisenstein, le gradé vocifère ses ordres préliminaires à des exercices de tirs aux canons mais rien ne sort de sa  bouche.  Le clown Frost hurle de détresse et ses paroles ne portent pas davantage. Le mutisme assourdissant de la scène donne une surprenante plasticité et force de suggestion aux images surexposées.

 

 

L’art noble de l’acteur contre l’artifice grossier du bateleur

Le microcosme du cirque et de sa troupe est ici envisagé comme le pendant grand-guignolesque de la compagnie théâtrale, son simulacre parodique et burlesque.L’art noble de l’acteur se pousse du col face à l’artifice vulgaire, les grosses ficelles du bateleur.

Il faut tout l’aplomb, le pédantisme et la suffisance déclamatoire de Sjuberg (Gunnar Sjönstrand), le directeur du théâtre miteux où échoue Albert et sa gironde maîtresse Anna pour se gausser de leur infortune. « Vous vivez dans des roulottes et nous dans des hôtels miteux.Nous sommes faits de la même étoffe. Nous faisons de l’art,vous de l’artifice. Vous risquez votre vie,nous notre vanité.Le plus humble d’entre nous méprise le meilleur d’entre vous. »L’apostrophe hautaine et condescendante est sans rémission.

La sciure de bois de l’arène du cirque et le faux clinquant des paillettes du clown blanc Frost masquent la souffrance intérieure et l’humiliation des gens du cirque considérés  sans équivoque comme des pouilleux et des parias loqueteux. Farce grimaçante et sardonique, l’oeuvre porte en germe le thème universel de la condition humaine. Elle met à nu les émotions les plus intenses et fait se craqueler le fard des artistes circassiens embarqués dans un carrousel voué à ne jamais s’arrêter.

 

 

Diffusion : Panocéanic (Artedis) distribution

 

 

 

Titre original : Gycklarnas Afton

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