La Nuit d’en face

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« Citizen Raul » ou l’ultime énigme de Don Ruiz.

Don Celso part à la retraite. C’est l’heure de la célébration du bon patron, des larmes de la secrétaire bipolaire, et surtout du bilan et du regard rétrospectif. C’est aussi; après Les Mystères de Lisbonne, l’ultime film de Raul Ruiz décédé l’été dernier. Dans La Nuit d’en face, les souvenirs et les amis d’enfance – réels ou imaginaires – refont surface. Pas de fondus brumeux ou de plans sur le regard de Celso, ici souvenirs et fantasmes se mêlent à la réalité sans qu’on puisse bien les délimiter. Beethoven s’inquiétant des avancées technologiques croise le prof de maths vachard sur un terrain de foot tandis que le pirate Jambe de bois est toujours prêt à raconter les histoires de Rhododendron le brigantin, son illustre navire.

Le temps passe, et vite. Il y a toujours un réveil furibond pour le rappeler. Et c’est à sa propre version du Temps retrouvé que s’adonne le réalisateur chilien (qui avait magistralement adapté l’ultime ouvrage proustien en 1998). Si Marcel Proust, un peu flemmard, écrivait en pyjama dans son lit, Don Celso retrace sa vie « on air », depuis un studio d’enregistrement radio. Le biographique, et l’autobiographique – le film s’ouvre par un retour au Chili, montrera plus tard une chambre d’enfant qui pourrait être celle de Ruiz…. – se mêlent à l’adaptation (le réalisateur préfère parler d’« adoption ») très libre de deux nouvelles de l’auteur imaginiste Hernan del Solar (La Nuit d’en face et Jambe de bois), à laquelle s’ajoute le fantasme de Ruiz sur une histoire entendue de la bouche de la fille de Jean Giono : son père projetait un improbable voyage à Antofagasta, un port du Nord du Chili. Les différentes strates du récit s’imbriquent pour former un univers visuel à la fois ultra-réaliste et incroyable – au sens propre –, reprenant les codes de la littérature imaginiste. Les figures semblent divorcer du fond : Ruiz multiplie les effets de transparence, les coups d’éclairage abrupts… (les dominos éclairés rappellent alors les fameux citrons de Twixt de Coppola). Les intérieurs deviennent des maisons de poupées aux tons pastels, les objets sont disposés dans l’espace, soigneusement posés les uns à côtés des autres, mais sans former un tout cohérent.

 

La Nuit d’en face est véritablement affaire de mise en scène, de remise en scène, voire de remise en ordre. Les strates fictionnelles s’entrechoquent, la chronologie n’est pas morcelée mais sans dessus dessous. Le spectateur se noie dans un récit à multiples entrées. Pour autant, l’issue – forcément fatale – semble toujours évidente. Le film est tel la boîte d’un puzzle : toutes les pièces sont à l’intérieur, il ne reste qu’à les assembler. Mais Ruiz ne donnera pas le modèle, ce serait trop facile. Le réalisateur sème des indices. On reconnaît peu à peu des formes, des échos visuels ou sonores. Les parties s’emboîtent à mesure que le film se déroule. C’est même Mallarmé qui est appelé par le film (l’un des personnages s’exclame : « Vive Mallarmé ! »). On pense alors à son Livre inabouti dont les différentes parties devaient être mobiles et pouvoir, selon des schémas logiques, changer de place dans l’architecture de l’ensemble. Le spectateur mène ici son enquête pour reconstituer le film et le portrait de Celso. La Nuit d’en face s’offre comme un Citizen Kane paré de l’humour insatiable de Ruiz et de son goût pour les chausse-trappes (du « rosebud » de Welles, l’inutile mot-clé de l’énigme devient « rhododendron » appliqué à toutes les sauces). Une enquête qui n’a d’autre issue qu’une mort certaine.

Le comique ne dissimule en rien la disparition annoncée du personnage. Celle-ci est sans cesse reculée, différée. La Nuit d’en face recèle de multiples fins potentielles. A plusieurs moments, on se dit que le film s’achève : quand la boucle du retour est bouclée, quand le trépas semble advenu… Pourtant Ruiz se refuse à ce grand finale qui  pourrait clore de manière magnifique son œuvre. On l’aura vu le long de sa carrière, la grandiloquence n’est pas pour lui. Aussi gênante – et idiote, il faut bien l’avouer – que soit cette réaction, au vu de La Nuit d’en face, notre bonne âme et notre conditionnement au romantisme de bon aloi se plaît à imaginer que Ruiz lui-même a envisagé ce film comme son dernier (il est en effet décédé peu avant le tournage du projet Les Lignes de Wellington, repris par sa femme Valeria Sarmiento et annoncé pour l’automne). L’histoire, le timing… Tout semble l’indiquer. Don Celso revient alors sans cesse, comme si le personnage, et son réalisateur, peinait à tirer sa révérence. A la cadence parfaite, Ruiz préfère une nouvelle fois l’écho et le temps pris avec les personnages. A la fin de La Nuit d’en face, toutes les strates de récit vont peu à peu se rejoindre et s’enchâsser dans l’image dans un étagement qui évoque le feedback (un effet de retour d’image, d’expérience, l’équivalent visuel du larsen). Une réunion finale avant le grand saut.
 

Titre original : La Noche de enfrente

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Durée : 110 mn


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