Les yeux de Constance (Ingrid Bergman) et de John (Gregory Peck) au centre du cadre au moment du coup de foudre ; l’insomnie d’une jeune femme dans les escaliers d’un établissement psychiatrique ; la lumière sous la porte de l’être aimé comme pour dire « Moi non plus je ne dors pas » : les souvenirs qui nous lient à La maison du docteur Edwardes, comme toujours chez Alfred Hitchcock, s’attachent aux petites choses, aux détails. Ces derniers nous ramènent au film, rendant familière la moindre poignée de porte, la plus petite paire de lunettes, mais sont également ceux qui font avancer les personnages et l’intrigue – une simple signature sur un livre et c’est tout le film qui se renverse. Pourtant, malgré les images persistantes qu’il nous laisse et qui vivent si intensément hors de l’écran, Alfred Hitchcock a raté La maison du docteur Edwardes. Son film vit sans lui, au milieu des vestiges du métrage qu’il aurait souhaité réaliser. La maison du docteur Edwardes n’existe pas, alors quelles sont ces images à l’écran ?
Psychanalyse
Le docteur Edwardes a disparu et John, amnésique, a pris sa place et son identité. A travers le scénario, la présence au générique d’un psychiatric advisor et la collaboration de Salvador Dali lors d’une freudienne scène de rêve, l’ambition principale d’Alfred Hitchcock en 1945 est de tourner le premier film de psychanalyse (1). Comme le sera plus tard Pas de printemps pour Marnie (1964), La maison du docteur Edwardes s’articule autour d’une double enquête, policière et psychanalytique. D’un côté on cherche à savoir si John a tué et de l’autre on fouille son passé, ses traumatismes d’enfant pour savoir qui il est. Constance est la psychanalyste et John, le malade. Le thème cher au cinéaste du faux coupable qui fuit pour trouver la vérité, organise le film comme l’ont fait avant lui Les 39 marches (1935) ou La cinquième colonne (1942) et plus tard La mort aux trousses (1959). Si à cause de la psychanalyse de John que met en place Alfred Hitchcock, le rythme de La maison du docteur Edwardes est plus lent que celui de ces trois métrages, la composition du film reste sensiblement la même.
Pourtant, à vouloir gagner sur les deux plans vis à vis du spectateur – deux enquêtes donc deux fois plus de suspense – le cinéaste perd tout. Jamais on ne ressent un quelconque risque pour John d’être arrêté par la police et plus les minutes passent, moins le secret enfoui en lui ne semble avoir d’importance. La célèbre scène du rêve de Salvador Dali, mal intégrée dans le film, va même jusqu’à le desservir et ralentit une dernière demi-heure déjà laborieuse. La psychanalyse qu’a tellement voulu mettre en avant Alfred Hitchock, trop caricaturale – il faut voir Gregory Peck s’évanouir – trop bavarde, reste en surface. Jamais un film d’Alfred Hitchcock n’a semblé si explicatif, si appliqué à bien faire, si contenu. Rebecca (1940), Sueurs froides (1958) ou Psychose (1960), en invitant par touches prudentes des personnages psychologiquement instables dans leur récit possèdent ce caractère fascinant que n’arrive pas à approcher La maison du Docteur Edwardes. Leur folie, Hitchcock ne peut l’insuffler à ce film qu’il a trop tôt muselé. Ce dernier, étouffé par son postulat de départ, ne tient aucune de ses promesses alors que reste t-il ? Si le film est raté, pourquoi cette fascination ? Pourquoi restent ces souvenirs si tenaces ?
Sorcellerie
A qui est destiné l’envoutement que laisse deviner le titre original du film, Spellbound ? Alfred Hitchcock passe une très grande partie du film à nous expliquer que John est malade. Il s’évanouit, il est somnambule, amnésique et le cinéaste ne s’applique que trop à nous présenter sa maladie et nous en expliquer les raisons. Même si le réalisateur anglais rate son entreprise, la maladie de John apparaît tout de même comme un cas clinique évident, bien loin d’un quelconque charme mystique. L’envoutement est autre, mais passe pourtant par le regard du malade. Il remonte aux premiers instants du film et à la scène du coup de foudre. John rentre dans la salle à manger et Constance, assise à table se tourne vers lui, absorbée par ce qu’elle voit. En gros plan, les deux visages se répondent, lumineux, sans que plus rien n’existe autour d’eux ; lui au dessus, elle dessous comme déjà offerte. Cette rencontre ne dure que quelques secondes à l’écran mais annonce tout ce qui se passera par la suite. Car Constance n’est pas seulement tombée amoureuse. Désormais elle vivra pour John, se battra pour lui, respirera à sa place. Même s’il se voit forcé de fuir la police, à aucun moment elle ne semble imaginer qu’il puisse être coupable de quoi que ce soit.
Pourtant, l’infime possibilité qu’il soit psychotique, l’oblige à ne jamais relâcher son amour. Son regard sur lui doit toujours être celui du premier instant, celui du coup de foudre. Constance aime John pour le sauver, pour le guérir. Elle est follement tombée amoureuse mais malgré ce que peut laisser penser le premier regard, ce n’est pas elle qui est envoutée. Elle au contraire, c’est la sorcière, celle qui tire les ficelles – que ce soit ses collègues ou son mentor, ils sont tous à ses pieds. Si le suspense de La maison du Docteur Edwardes ne fonctionne pas, c’est en grande partie pour cette raison : Constance l’aime trop fort. Il ne peut rien arriver à John car tout passe par elle. Quand il va en prison, c’est elle qui le fait sortir. S’il mourrait, elle le ressusciterait. La fascination du spectateur pour ce film, passe entièrement par le regard qu’Alfred Hitchcock a sur Ingrid Bergmann. Bien qu’il soit malade et pourchassé par la police, on souhaite être à la place de John. Dans un établissement psychiatrique, dans une chambre d’hôtel, un hall de gare ou un wagon, dans la maison d’un ami psychanalyste, le chemin parcouru n’a comme unique but que de leur trouver un endroit à eux. John peut s’évanouir, s’endormir, Constance sera là à son réveil. Un divan les attendra peut-être dans le cadre, prêt à les accueillir, mais pas d’inquiétude Alfred Hitchcock nous a prévenu : La maison du Docteur Edwardes traite de psychanalyse.
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(1). Hitchcock -Truffaut, Gallimard,1993 : « Mon intention était plus raisonnable, je voulais seulement tourner le premier film de psychanalyse ».