La Loi de la jungle

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Une comédie semée de belles trouvailles, mais inférieure à la somme de ses parties.

La Loi de la jungle démarre fort. D’une part, son méta-générique loufoque et ludique a de quoi réjouir en ces temps de comédies populaires aseptisées. D’autre part, difficile de ne pas être impressionné par une comédie qui ose pasticher d’entrée de jeu, d’une manière réellement drôle, l’ouverture de La Dolce Vita (Federico Fellini, 1959) – la statue du Christ portée à bout d’hélicoptère étant ici remplacée par une Marianne dénudée et plantureuse, larguée en pleine jungle guyanaise. Déjà auteur de La Fille du 14 juillet (2013), Antonin Peretjatko signe avec La Loi de la jungle une farce débridée, dont les trente premières minutes comptent probablement parmi ce que le cinéma hexagonal nous a proposé de plus rafraîchissant depuis des mois.

Vincent Macaigne campe un certain Marc Châtaigne, soit un dérivé phonétique du nom de famille de l’acteur – si l’effet était bien voulu, ce ne serait alors qu’une déclinaison parmi d’autres de l’ivresse autoréflexive du film. Marc Châtaigne est stagiaire depuis dix-huit ans au Ministère de la Norme et écope de la mission dont personne ne voulait : partir en Guyane pour veiller à la mise aux normes européennes du chantier Guyaneige, une station de ski au milieu de la jungle, conçue sur le modèle des stations sous cloche du Qatar. Les mésaventures s’enchaînent et leur fantaisie ravageuse sonne souvent juste, passant à sa moulinette absurde des cibles faciles mais aguichantes comme l’administration française, la législation européenne, les dérives de la mondialisation, le marché de l’emploi, et plus généralement tout ce qui gravite autour de ce mot-mantra, ici plus que jamais frappé d’infamie : la Norme. Porté par une protestation aussi rageuse que cathartique contre un certain esprit du temps, le début du film enchaîne à un rythme métronomique les effets comiques – petites trouvailles plutôt que grandes idées, on n’est décidément pas chez Jacques Tati. Cependant, certains gags roboratifs ont le mérite de s’appuyer sur des ressorts purement cinématographiques, comme lors de l’entretien de stage dans le bureau ministériel : la répétition des postures et des mouvements de caméra lors du discours du chef de cabinet produit un effet d’irréalité cocasse, déconcertante, voire sourdement angoissante, comme si le disque de la mise en scène était rayé au même titre que les éléments de langage des représentants de la République.

Au-delà de son sous-texte politique gentiment anarchiste, La Loi de la jungle obéit moins à un principe dramatique rigoureux qu’au plaisir de se livrer à une divagation libre et désinvolte, où finalement pas grand-chose ne prête à conséquence. La répétition presque godardienne de musiques classiques à contre-emploi scande d’une manière tantôt décalée et jouissive, tantôt un peu lourde le déroulement de l’aventure. Si la liberté de ton est enivrante pendant la première demi-heure, la suite du film s’enlise. L’enchaînement des saynètes devient mécanique, le tempo perd en vigueur. Circonstance aggravante, l’histoire d’amour de Marc Châtaigne avec la jeune Tarzan (Vimala Pons) est non seulement téléphonée, elle souffre d’un manque flagrant d’incarnation. Pire encore : la mise en scène trop consciente d’elle-même prend parfois des airs de documentaire sur le propre tournage du film, effectivement réalisé sur place, en pleine jungle et sans effets spéciaux. De ces choix audacieux qui pourraient être gages d’authenticité, on a alors l’impression – cruelle ironie – qu’ils sont le comble de l’artifice, tant ils se mettent au service d’un délire joyeux mais vain.

Qu’est-ce qui a donc fait défaut au film ? Un coup d’œil vers certaines références de la comédie française permettra peut-être de hasarder une réponse. Consciemment ou pas, Peretjatko semble lorgner vers la liberté joyeuse, associée à un irréprochable savoir-faire, de certaines comédies hexagonales des années 1970. C’est qu’au-delà de ses relents néo-godardiens, La Loi de la jungle fait parfois songer, même s’il en prend par bien des aspects le contre-pied, à deux autres comédies françaises elles aussi délocalisées en Amérique latine : La Chèvre (Francis Veber, 1981) et Le Magnifique (Philippe de Broca, 1973). Or ces films travaillaient l’épaisseur de leurs personnages ; les saillies fantasques avaient comme finalité de raconter une histoire, et non l’inverse. Voilà peut-être le péché originel de La Loi de la jungle. Peu préoccupé des métamorphoses de ses personnages, le réalisateur semble d’abord obéir à sa compulsion, certes salubre, de mise à bas des préjugés et des normes, ainsi qu’à son désir égoïste, un rien autiste, de se regarder filmer des gags, tout brillants soient-ils. Il apparaît dès lors peu étonnant que par simple effet d’accumulation et absence d’affects sous-jacents, l’humour qui en découle finisse par s’étioler. Et qu’à rebours de ses ambitions manifestes, le film s’avère totalement dépourvu de cette vibration humaine, de ce tremblement mélancolique et inquiet qui, sous les éclats de rire, constituent la marque des vraies grandes comédies.

Titre original : La Loi de la jungle

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Durée : 99 mn


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