La garçonnière

Article écrit par

A l’entame des “swinging sixties” qui vont pérenniser la libération des mœurs, « la garçonnière » est un “tour de farce” qui vient tordre définitivement le cou à cette Amérique puritaine. Mêlant un ton acerbe et un cynisme achevé, Billy Wilder y fustige allègrement l’hypocrisie des conventions sociales et pulvérise les tabous sexuels de son temps. Un an après avoir défié le code de
production dans une “confusion des genres” avec sa comédie déjantée Certains l’aiment chaud, le cinéaste remet le couvert. La satire aigre-douce et grinçante transcende la comédie; défiant les classifications de genre.

Ne portez jamais de mascara si vous êtes amoureuse d’un homme marié..” (extrait de La garçonnière)

 

Une ascension sociale météorique

En 1928 et en prélude au krach boursier et à la Grande dépression de 1929, King Vidor démythifie le sacro-saint rêve américain d’émancipation dans La foule. Sans viatique et armé du seul bagage de ses illusions, John Sims débarque dans la métropole new-yorkaise en héros conquérant. 32 ans après, Billy Wilder réintroduit en le paraphrasant le plan d’anthologie d’ouverture où le héros est épinglé comme un simple rouage bureaucratique, anonyme abeille industrieuse au milieu d’une horde d’esclaves salariés des temps modernes, dans l’immensité bruissante de la ruche et sa succession de bureaux à l’infini sous les plafonds fluorescents sublimés par la photographie de Joseph La Shelle.

Bud Baxter (Jack Lemmon) est un gratte-papier , taillable, corvéable et corruptible à merci. Le parfait “organization man”, entendre cet employé entièrement dévoué à la société d’assurances pour laquelle il officie. Il laisse, à dessein sous son paillasson, la clé convoitée de sa garçonnière à l’usage frénétique de ses supérieurs pour leurs fredaines extra-maritales. Elle lui ouvre de nouvelles perspectives de promotion sociale et accessoirement la clé d’accès des toilettes des cadres auxquels il ambitionne d’appartenir. Lieu de rendez-vous illicites, son pied à terre fournit un nid d’amour à ses supérieurs hiérarchiques lui garantissant une promotion fulgurante le jour où le grand manitou de l’entreprise, Jeff D. Sheldrake (Fred MacMurray) en réclame l’exclusivité. C’est alors que les lettres de son nom sont
peintes au pochoir sur la porte de son bureau personnel d’assistant du directeur.

 

 

 

Donjuanisme effréné, misogynie rampante et ambition débridée..

Baxter est assigné à la tâche prosaïque de traitement en masse des chiffres. Sa voix off sarcastique égrène ses statistiques dans l’indifférence générale. Dénombrant 8.042. 783 âmes, on apprend incidemment que la population de New York, mise bout à bout, s’étend sans discontinuer de Times Square à la banlieue de Conakry. Baxter jongle cocassement avec les rendez-vous adultérins de ses supérieurs. La romance, pour lui, se résume à des parties de gin rummy, des soirées télé contrariées par d’incessants jingles publicitaires. Ou encore à filtrer les spaghettis à travers le tamis d’une raquette de tennis. Aux yeux de son voisinage et de sa logeuse, il passe volontiers pour un soiffard invétéré qui fait ribote tous les soirs de la semaine en galante compagnie. A l’opposé, il vit l’existence d’un célibataire
endurci sans jouir en aucune façon de ses agréments.

Le donjuanisme effréné de ses supérieurs hiérarchiques trahit leur total manque d’éthique. Wilder associe la conduite amorale des cadres et leur sexualité débridée à leur méconduite professionnelle. L’ethos du sexe et de l’argent guide leurs actions. CC Baxter n’oublie jamais qu’il est congédiable. Simple rouage administratif, il se plie servilement à son rôle d’hébergeur complaisant censé lui valoir un avancement promotionnel accéléré au rang des cadres. C’est dans ce climat particulier qu’il s’amourache de Fran Kubelik (Shirley MacLaine), la sémillante demoiselle d’ascenseur, déjà préemptée par Sheldrake.

 

 

Deux névrosés candides échoués dans un monde de rapias lubriques

Baxter et Miss Kubelik sont tous deux de pures émanations du système de valeurs capitalistes de la compagnie d’assurances. Tandis qu’il ambitionne de devenir l’assistant du patron, elle fantasme d’être sa prochaine femme alors qu’elle n’est qu’une énième conquête sur son tableau de chasse.

Des circonstances malencontreuses et une compréhension tacite font que ces épaves solitaires s’excluent mutuellement de la romance amoureuse. Ce ne sont pas les obstacles typiques de la comédie romantique qui interfèrent mais deux individus meurtris, psychologiquement conditionnés à croire que la clé du bonheur est aussi exclusive que la clé des toilettes des cadres supérieurs. Fran Kubelik n’est pas objectivée ni chosifiée comme les autres femmes du harem bureaucratique. De là sa fragilité intrinsèque qui la conduit à avaler des barbituriques…

 

 

La magie tonale du film opère le plus souvent grâce au fil ténu du badinage corrosif

Les pulsions contraires qui retiennent ces deux êtres chavirés par l’existence sont aussi prosaïques que la routine du pointage au travail.

L’écran large du scope noir et blanc accentue la distance virtuelle qui sépare les personnages entre eux ou les isole encore davantage. L’agencement de la garçonnière transforme la chambre à coucher en point focal où se révèlent les secrets d’alcôve honteux des cadres concupiscents de la société qui y défilent avec leurs maîtresses dans un raffut épouvantable. Baxter et Kubelik ne sont pas seulement des victimes candides qui s’ illusionnent mais des réalistes blasés qui ont tiré un trait sur l’amour; plombés qu’ils sont par leur travail routinier.

L’avilissement finit par payer pour Baxter, éternel loser, qui a la prescience de la défaite. Wilder et son co-scénariste I.A.L. Diamond, déjà associés sur Certains l’aiment chaud, brosse une vision sardoniquement sombre de la servitude d’entreprise où l’équilibre d’une vie de travail est irrévocablement perverti et assujetti à la carotte des promesses de
promotion. Les interactions sont contraires à l’éthique mais la causticité des punchlines semble déjouer un code de production pourtant à cheval sur le mariage et l’adultère. En 1960, les ukases du code Hays sont pourtant largement émoussées.

Le cynisme du film est exacerbé par cette promesse sous-jacente de romance éternellement ajournée qui attise le béguin irrésistible de Baxter pour Fran Kubelik. Le stoïcisme névrotique de cette dernière contrebalance la soumission veule du premier. Alors que Baxter s’efforce de combler le vide de son existence avec ses chimères d’avancement dans le giron de l’entreprise, Fran s’accroche désespérément au wagon de sa relation avec Sheldrake, respectable seulement en surface. N’eut-il été exécuté dans Assurance sur la mort (1944) du même Billy Wilder, l’employé de compagnie d’assurance Neff aurait gravi les échelons pour finir au poste de Sheldrake.

La garçonnière raflera trois oscars et assoira la carrière de Jack Lemmon. On peut à bon droit se demander si cette pochade dont la crudité est désamorcée par des réparties devenues cultissimes n’aura pas fait grincer des dents (façon me too) les ligues de vertus de l’époque.

La garçonnière ressort en salles le 28 août en scope noir et blanc Panavision dans sa nouvelle version restaurée sous la supervision du distributeur Les Acacias.

Titre original : The Apartment

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre :

Pays :


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi