Avant d’être un réservoir à mèmes plus ou moins stupides, La Chute est un film qui fit beaucoup parler de lui, moins grâce à ses qualités cinématographiques qu’à cause de son sujet. A sa sortie en 2004, le film d’Oliver Hirschbiegel suscite polémiques et débats autour de la représentation des derniers jours d’Adolf Hitler, retranché dans son bunker alors que les Russes encerclent la capitale allemande. Certains pointent du doigt des lacunes historiques, et un point de vue simpliste quand d’autres estiment qu’il était temps de montrer le dictateur comme un être humain et non comme un monstre venu d’une autre planète. Le réalisateur lui-même argue de son « devoir historique » d’Allemand pour motiver son choix de mettre en scène ce scénario écrit par le producteur Bernd Eichinger. Dans ses sources mêmes, le scénario puise autant dans l’objectif que dans le subjectif : la recherche historique d’une part – Les derniers jours d’Hitler écrit par l’historien Joachim Fest – et le témoignage d’autre part, celui de Traudl Junge, la secrétaire particulière d’Hitler, dont les souvenirs ont été relatés dans le livre Jusqu’à la dernière heure : La dernière secrétaire d’Hitler. Recrutée par le Führer en 1942 à l’âge de 22 ans, Junge assiste à l’agonie du régime trois ans plus tard ; « avec Traudl Junge, explique le scénariste, je venais de trouver le personnage principal de mon film« . Un parti pris à double tranchant.
Séparer l’homme du dictateur
C’est une Traudl Junge vieille qui ouvre le film, pour juger celle qu’elle fût. Celle qui se définit comme « trop curieuse » a du mal à se pardonner d’avoir été au service d’Hitler – bien qu’elle n’ait pas été une « fervente nationale-socialiste ». Le ton est donné : l’ancienne secrétaire a le mérite de se sentir coupable et de ne pas avoir trop adhéré à la doctrine nazie, ce qui signifie que le spectateur peut s’identifier à elle sans culpabiliser. Cela fait d’elle le meilleur medium aux yeux d’un scénariste qui s’est donné pour mission de passer outre la « caricature » d’un Hitler fou ou psychopathe, afin de le représenter comme un humain. La première séquence du film en est un bon exemple. Une nuit de novembre 1942, Rastenburg, des jeunes femmes apeurées courent dans la forêt, encadrées par des soldats allemands tenant des chiens en laisse : elles ne sont pas envoyées dans l’antre de l’ogre, mais convoquées dans la Tanière du Loup. Après qu’un homme les ait mises au fait sur la façon de s’adresser au Führer, celui-ci arrive. Le réalisateur s’attarde alors sur les jeunes femmes qui se penchent en avant, dans l’attente de l’apercevoir – reflet ou anticipation de la curiosité du spectateur qui, comme elles, est invité à retenir son souffle avant de voir à quoi ressemble le monstre. Suspense d’autant plus maladroit qu’il semble avoir été installé pour être aussitôt déçu ; aucun monstre vociférant en vue, juste un homme cordial, gentil avec son chien, courtois et compréhensif. Et qui plus est physiquement diminué, dissimulant mal sa maladie de Parkinson aux yeux de ses hommes. Il sera ainsi filmé à plusieurs reprises, en plongée, assis, au milieu de ses généraux debout. La Chute nous donne à voir un homme isolé, trahi par les siens qui veulent négocier un armistice avec l’ennemi ou lui avouent ne pas avoir appliqué ses ordres. Alors il pleure, comme quand il lui faudra tuer Blondi, son fidèle berger allemand. Et puis, quand il est trop contrarié, il se met à éructer à intervalles réguliers provoquant la peur, ou la gêne, chez ceux à qui ses vociférations sont destinées. Il ne cesse de répéter à ses fidèles que la vie des civils allemands n’a aucune espèce d’importance, que leur disparition, si elle survient, aura été voulue par la Nature, mais aussi par eux-mêmes pour avoir choisi leur destin en toute conscience. Adolf Hitler, version La Chute, c’est encore Eva Braun qui en parle le mieux : « il ne parle plus que de chiens et de plats végétariens » mais dit « des choses brutales quand il redevient le Führer ». Pour autant, le problème de La Chute ne réside pas dans l’« humanisation » du dictateur – pour maladroite qu’elle soit – mais dans le traitement des autres personnages.
Le méchant et les gentils
Et ce traitement parfois limite est en partie causé par le choix de Traudl Junge comme personnage principal ; d’abord parce qu’Alexandra Maria Lara l’interprète comme une oie blanche – pour ne pas dire une dinde – dont le rôle se limite à écarquiller les yeux ou à pleurnicher véritable mais surtout parce que naïve et innocente comme elle l’est (ou prétend l’être), l’identité de certains des habitants du bunker lui est inconnue. Et le scénario, au lieu de combler ce vide, se complaît dans un simplisme aussi gênant que maladroit. »Dans mon scénario, j’ai tenté de mieux faire comprendre le fonctionnement de ce régime, mais de manière concentrée, en me focalisant sur une seule période (du 20 avril – anniversaire d’Hitler- au 2 mai 1945). Cela facilite grandement la compréhension« . Cela doit certes être efficace d’un point de vue dramaturgique mais ne facilite pas du tout la compréhension. Face à un Hitler dans le déni de la défaite et la paranoïa, ceux qui s’y opposent ou qui s’en offusquent passent pour des personnes raisonnables. Ainsi en va-t-il du personnage de Ernst-Gunther Shenck, médecin SS. Ce dernier nous est avant tout présenté comme un médecin, soucieux de la vie des civils (il s’opposera à l’ordre de quitter Berlin), allant jusqu’à risquer sa vie pour pénétrer dans un hôpital situé en zone russe et constater, choqué, que des personnes âgées y ont été abandonnés. C’est tout ce que l’on verra de cet homme, un médecin responsable, aux valeurs morales que l’on peut partager. Internet nous prouve vite le contraire : passé par Dachau, il fera par la suite des tests sur des détenus de Mauthausen. Il en va de même pour Albert Speer, avouant courageusement à Hitler sa désobéissance puis haussant un sourcil gêné après la mention du « venin juif » avant de prendre congé dans un fondu sur fond de musique triste. Et pourtant. Une recherche rapide indique que cette scène d’aveu a sûrement été imaginée par Speer lui-même et que ce dernier était présent à la conférence de Posen durant laquelle Himmler avait clairement mentionné l’extermination des Juifs. Encore raté pour la probité. Et nous ne parlerons pas du regard choqué et désapprobateur de Junge quand son patron parle de la « juiverie internationale ». Peut-être découvrait-elle son antisémitisme au bout de trois ans ?
Malgré ses tentatives de recréer une atmosphère de fin de règne, en limitant l’utilisation d’éclairages artificiels et en multipliant les séquences de « débauche » des habitants du bunker, entre fêtes et beuveries, Hirschbiegel ne parvient pas à retranscrire l’aspect angoissant et oppressant de ce gouvernement fantoche qui continue d’obéir à un dictateur sénile et délirant. De même, le monde réel du dessus, en opposition avec ce dessous insensé, pour être traité de manière documentaire caméra à l’épaule, n’est en pas pour autant aussi cauchemardesque qu’il aurait pu l’être ; l’opposition même entre le réel de la guerre et la folie du bunker ne fonctionne pas. La Chute est un film pour le moins imparfait, qui souffre autant du choix de son personnage principal que de son traitement simpliste. Sur le traitement du nazisme, on lui préférera amplement le Moloch d’Alexandre Sokourov.