Je veux voir (Baddé Shouf)

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Un nouveau film libanais sur la guerre, direz-vous ? Oui, mais bien plus encore. Après sa présentation lors du dernier Festival de Cannes dans la section Un Certain regard, le nouveau film du couple Hadjithomas et Joreige, plein de la crudité du réel et de l´onirisme du cinéma, est une expérience éblouissante. Allez le voir, et même deux fois !

Point de préambule dans ce film court (une heure quinze !) et pourtant si dense – dès le départ, l’image s’y impose. L’Image avec une majuscule pourrait-on dire. Elle montre une femme de dos, qui scrute un morceau de ville à travers la large vitre qui la surplombe. Très vite, elle prononce ces mots : « Je veux voir ». Son ton dit tout de sa détermination à aller regarder et de son interrogation quant à ce qu’elle va effectivement trouver ; il résume toute la démarche des deux réalisateurs, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.
Découverts d’abord comme plasticiens et vidéastes, les deux jeunes Libanais offrent ici une œuvre à part entière, qui étonne, bouleverse et questionne le spectateur. Ils font partie de toute une génération d’artistes libanais qui a commencé à travailler dans le milieu des années 1990, juste au sortir de la guerre civile qui divisa et ensanglanta le pays pendant près de quinze ans, et pour qui le retour de la guerre, à l’été 2006, a été un véritable choc. En effet, ils se sont trouvés dépassés par cette nouvelle irruption de la violence, alors même qu’ils regardaient d’un œil sceptique la folle reconstruction du pays, qui se fondait sur l’amnésie et le déni du passé.

De fait, ce qui les caractérise – quand on regarde leur film et quand on parle avec eux, comme dans le passionnant entretien qu’ils nous ont accordé – est le questionnement. Chez eux, tout est affaire de question : il s’agit de chercher, d’expérimenter, de fouiller, de sonder… Rien n’est acquis, tout est à découvrir. Le titre est en lui-même une invitation à ce processus. Mais cette réflexion particulièrement profonde et élaborée, prend une forme très souple, malléable à souhait : chaque spectateur voit en effet ce qu’il veut, ce qu’il peut, dans ces images du Sud Liban où Catherine Deneuve – l’actrice et la femme – part à l’aventure. Elle est accompagnée de Rabih Mroué, grand acteur libanais, par ailleurs metteur en scène de théâtre, qui a beaucoup travaillé avec la jeune garde artistique libanaise, dont Ghassan Salhab dans le saississant Terra Incognita, et bien sûr avec Hadjithomas et Joreige.

Le film, avant tout, repose sur la rencontre de ces deux personnes, qui ne sont pas tout à fait elles-mêmes. Personnages, ils conservent une part de mystère – d’ailleurs, ils parlent assez peu. Ce sont avant tout leurs visages que l’on scrute, tels des écrans : page blanche qui peu à peu reçoit ce qui l’entoure pour elle, fil tendu dans l’appréhension de ce qui va se présenter pour lui. Mais Deneuve et Mroué ont surtout beaucoup du symbole, elle de l’histoire du Cinéma, lui de l’histoire d’un art nourri au besoin de se souvenir et de se réapproprier son histoire. L’une des très belles scènes du film – de ces moments comme suspendus dans la course immuable du temps – les voit évoquer ensemble Belle de jour, le film de Luis Bunuel dans lequel joua Catherine Deneuve. Il lui récite un de ses dialogues, en français puis en arabe classique. Tandis que l’écran s’emplit du noir du tunnel où roule leur voiture, la rencontre a lieu, entre les personnes mais aussi entre les images, actuelles et anciennes, qui ont en commun d’être invisibles et pourtant presque palpables. Les acteurs sont ailleurs, loin de ce qui les entoure, et en même temps éminemment présents – et le spectateur tout autant.

Mais soudain, le réel les rattrape : ce sont les réalisateurs, affolés, entourés de leurs collaborateurs et techniciens, qui arrêtent les acteurs dans leur route car elle cache des mines. Je veux voir est constamment dans cet équilibre ténu, entre beauté et violence, entre ce qui est apparent et ce qui ne l’est pas, entre émotion et réflexion. Il s’en réfère à d’autres films, le plus évident étant Hiroshima mon amour de Resnais, dont la phrase « Tu n’as rien vu à Hiroshima » infuse toute l’œuvre, sans jamais l’alourdir ni en surligner les effets. Le film mélange subtilement narration (le voyage entrepris par ces deux personnes qui ne se connaissent pas au début, vers le cœur meurtri d’un pays) et expérimentation visuelle (les scènes où les réalisateurs apparaissent, retournent une scène, parlementent et attendent ; la séquence où Deneuve s’endort dans la voiture qui traverse des champs couleur jaune vif). Il parvient à dépasser les codes ô combien réducteurs de « la fiction rencontre le documentaire ». Ce qui intéresse les cinéastes est de saisir quelque chose, une image, une vision, à laquelle eux-mêmes ne s’attendaient pas vraiment. Ce faisant, ils montrent la part d’invisible, de latence pour reprendre un mot qui leur est cher. Ils trouvent là une manière de voir, sans s’accrocher à l’objet qui est vu, et de laisser à chacun l’occasion et le temps (le soin) de se faire sa propre histoire.

Le film a d’ailleurs cette vertu, aujourd’hui rare, d’encourager la participation active du spectateur. A l’instar de la route sur la frontière libano-israélienne qui s’ouvre à toute l’équipe – exploit s’il en est, favorisé sans aucun doute par la présence de Catherine Deneuve – Je veux voir trace un chemin dans lequel s’engouffre le spectateur, sans crainte d’être happé ou d’être mis en position de voyeur. Et ce chemin qu’il arpente l’amène au-delà de la compréhension du pourquoi et du comment des choses ; il l’amène sur les rives de l’humanité, à la fois pleines de majesté et d’épouvante. L’image se concentre alors sur la côte libanaise où les mâchoires géantes des pelleteuses, ogres insatiables, concassent et dévorent ce qui reste des ruines des immeubles bombardés dans la banlieue de Beyrouth. Elles démêlent le fer de la pierre, le tissu des canapés des pages des livres – et rendent à la mer ce qui autrefois était habité. Dans ce cycle qui résume toute la condition humaine qui construit et détruit, les ruines ne sont plus ruines, et le regard capte une essence qui dépasse les simples images.

Bientôt, la voiture redémarre, Rabih demande à Catherine si elle reviendra au Liban. Le mouvement reprend, manière de signifier que la vie continue. Entre temps, Hadjithomas et Joreige auront fait s’arrêter et méditer tous ceux qui, dans et en dehors du film, ont regardé. Ils auront montré de nombreuses choses, qui n’ont d’ailleurs pas souvent été vues, comme les vallées verdoyantes et ondulantes du Sud. Ils auront délaissé les a prioris et permis l’éclosion d’une énergie : dans un espace si entravé par les obstacles, physiques et mentaux (la frontière, les autorisations de laissez-passer, les destructions, la peur), ils ont suivi deux corps en mouvement qui ont repoussé les limites, les ont rendus à leur immatérialité et leur flottement intrinsèques.

L’effet que le film laisse alors chez le spectateur est d’une puissance peu commune : il infuse tous ses sens et son esprit, longtemps après l’avoir vu. Il laisse une trace, une empreinte invisible et indélébile. C’est celle du cinéma, de la vie, en un mot du désir. Car dans la proposition « Je veux voir », ce qui reste avant tout est le vouloir : l’élan, l’effort de constamment chercher à voir.

N.B. : Dédicace spéciale à Samir Ardjoum, qui m’a offert de partager ce film : un joyeux merci !

Titre original : Je veux voir

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