Seul contre tous, John Carpenter l’est également en 1988, deux ans après l’échec des très coûteuses Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin (1986). Avec un budget relativement mince pour décrire une invasion extra-terrestre massive, Carpenter revient à son pragmatisme naturel et transcende ses quelques quatre petits millions de dollars grâce à une astuce scénaristique simple mais géniale : Nada tombe sur une paire de lunettes de soleil fabriquée par la résistance humaine. Celles-ci permettent de voir le monde tel qu’il est réellement et de faire tomber le masque des envahisseurs, créatures hideuses évoluant comme si de rien n’était parmi les humains. Mieux encore, tout l’univers publicitaire polluant l’espace urbain laisse alors la place à des slogans encourageant à la soumission ("submit", "obey", "sleep"…). Cette vision du monde moderne perçu comme un totalitarisme déguisé est sublimée par une mise en scène sobre et efficace basée sur de simples champs/contrechamps. À travers le regard de John Nada, le spectateur découvre ainsi un double niveau de réalité grâce ce décodage d’un même plan en vue subjective qui passe alors de la couleur au noir et blanc.
Tout n’est que mensonge pour l’entité Carpenter/Nada au sein d’un univers qui masque sa cruauté et sa prise de pouvoir par du divertissement bas de gamme afin d’endormir la conscience des foules. Le discours transparent de l’auteur contre la nouvelle société médiatique et ultra capitaliste des années 80 (et d’autant plus de nos jours) se déguste toujours avec le même plaisir gentiment subversif. Carpenter n’est pas dans la théorie et la réflexion du miroir qu’il nous tend mais bel et bien dans une rébellion instinctive et cathartique. Pas de grand discours pour John Nada qui se pose en personnage « sur-américain » et pour qui la réponse est avant tout armée et patriotique. Il s’agit bien d’exterminer purement et simplement cette oligarchie extra-terrestre à grands coups de répliques cultes : « J’étais venu botter des culs et mâcher du chewing-gum… Mais j’ai plus de chewing-gum… ».
Très loin de tenir un discours d’extrême-gauche, Carpenter reste attaché à une amérique traditionnelle et libertaire qui semble ici parasitée par une mise au pas des masses, tenues par l’argent et les promesses d’ascension sociale : « La règle d’or : c’est celui qui a l’or qui fait les règles ». Si la présentation de John Nada est pour le moins laconique, ses intentions sont énoncées dès l’introduction : « Je crois en l’Amérique, je joue le jeu ». C’est donc en justicier et en terroriste armé que Nada sillonne la ville à la recherche de l’ennemi. La prise de conscience ne peut se faire que dans la violence comme l’illustre la démesurément longue séquence de castagne entre Nada et son ami Franck qui refuse de mettre les lunettes pour demeurer dans cette ignorance confortable.
Le parallèle effectué entre l’invasion extra-terrestre et l’ascension des yuppies n’oublie pas de s’inspirer du maître étalon en matière d’invasion souterraine, à savoir L’Invasion des profanateurs de sépultures (Don Siegel, 1956). Celui qui voit est immédiatement persécuté par une foule de faux quidams communiquant entre eux d’une même voix. La vision en noir et blanc, en plus de mettre en valeur les excellents maquillages, permet de faire resurgir tout l’imaginaire des films de science-fiction des années 50 ou même encore certains épisodes de La Quatrième dimension (1959-1964). Pourtant Carpenter se coupe naturellement de ces références liées au contexte de la Guerre froide en mettant en scène un ennemi invisible responsable du nouveau visage du monde. Cette thématique parcourt toute l’œuvre de Carpenter, à commencer par The Thing (1982), Le Village des Damnés (1995) ou encore L’Antre de la folie (1994), qui montrent bien la corruption des individus par une force extérieure.
Mais si Invasion Los Angeles n’est pas le métrage le plus célèbre de son auteur, il est sans doute un des plus influents, notamment au niveau de l’imagerie totalitaire épurée et de sa radicalité dans le propos. Probablement l’un des films les plus personnels de John Carpenter mais aussi l’un des plus efficaces en matière de mise en scène et d’ambiance déliquescente. Une vision moderne de l’Apocalypse qui vieillit plutôt bien et se (re)découvre avec un plaisir intact.