I’m not there

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Todd Haynes se penche sur Bob Dylan et met à l´épreuve le genre du biopic : l´unité biographique du sujet vole en éclat, en même temps que la linéarité du récit.

Comment mettre en scène la vie de Bob Dylan, icône insaisissable, protest-singer folk qui, un beau jour de 1965, retourna sa veste (et ses fans contre lui) en électrifiant sa musique, menteur avéré, poète nasillard, prédicateur évangéliste, musicien infatigable toujours sur la route à 70 ans passés ? Comment condenser les mille vies que semble avoir vécu un seul homme en deux heures de film ? Todd Haynes donne sa réponse avec I’m not There, faux biopic éclatant et déroutant.

Arthur, Jack, Billy et les autres

Première surprise : personne ici ne répond au nom de Bob Dylan. Autre source d’incrédulité : Bob Dylan n’est pas seul. Plus exactement, sa vie tumultueuse a laissé des traces sur son personnage de cinéma, puisque le voilà décomposé en six personnages, tous différents. Se succèdent à l’écran Arthur (Ben Winshaw), le « poète » inspiré par Rimbaud, Jack Rollins (Christian Bale), le « prophète », chanteur folk converti au christianisme vingt ans plus tard ; Billy the Kid (Richard Gere) le « hors-la-loi » vieillissant, dont Todd Haynes imagine qu’il aurait survécu et se cacherait maintenant dans une ville imaginaire ; Woody, l’« imposteur », jeune vagabond se faisant passer pour le chanteur folk Woody Guthrie ; Robbie Clark (Heath Ledger), la « star électrique » machiste, acteur qui n’arrive pas à se défaire du rôle qui l’a révélé, et enfin Jude (incroyable Cate Blanchett, la seule qui ressemble à Dylan), unique figure féminine, personnage inspiré de la période où le chanteur côtoyait la factory d’Andy Warhol ou encore le poète beat Allen Gingsberg.

Todd Haynes enfreint donc une des règles fondamentales du genre, le respect de l’unité biographique du sujet. En revanche, il exploite jusqu’à l’exagération son caractère hybride. Puisque le biopic se situe toujours au carrefour de plusieurs genres, Haynes en prend son parti, et construit un patchwork éblouissant de formes bigarrées, dans lequel chaque personnage évolue de façon autonome dans des parcelles narratives indépendantes, marquées par des références esthétiques et des styles visuels distincts. Quand Jude baigne dans un univers fellinien, Robbie et sa femme Claire (Charlotte Gainsbourg) rejouent Masculin, Féminin de Godard. Billy semble tout droit sorti d’un western hippy, et Robbie est l’objet d’un reportage-tabloïd, où Julianne Moore excelle en Alice Fabian, vraie-fausse Joan Baez témoignant dans son rocking-chair. Ainsi fragmentée et composite, la forme évoque l’étrange carrière cinématographique de Dylan qui a parcouru un large spectre, du cinéma-vérité de Pennebaker (Don’t Look Back) au documentaire fleuve (No Direction Home de Scorsese) en passant par le western (Pat Garett et Billy the Kid). On croyait tout savoir sur Dylan ? Haynes se charge de nous rappeler qu’appréhender une vie comme la sienne est d’abord une affaire de représentation. La surcharge formelle du film amplifie ainsi le phénomène de déréalisation qu’a produit sa médiatisation au fil des décennies, et montre combien la figure Dylan fait d’abord travailler l’imaginaire, et est source de fantasmes.


Fabrique à fictions

Contrairement à Velvet Goldmine, film de Todd Haynes réalisé en 1998, le foisonnement des points de vue et des formes n’est plus ici justifié par une multiplication des témoin (1). Là où un journaliste menait l’enquête sur une ex-star glam-rock en rencontrant des témoins apportant progressivement leur part d’éclaircissement, ici, la figure Dylan semble pouvoir être dupliquée encore et encore de façon vertigineuse (à l’origine du projet, un septième personnage devait être mis en scène). Plus que le sujet du film, il est davantage le lien, le raccord entre tous les personnages, le ciment qui joint l’ensemble des pièces de faïence qui composent la mosaïque. Le chercher derrière l’image reviendrait à retrouver l’original qui sert de modèle à tous ces avatars. Mais ici, la fiction ne sert pas à dévoiler le réel : elle renvoie à d’autres fictions, en génère de nouvelles. On pourrait dire qu’elle est une fin en soi, puisque l’identité même du vrai Dylan finit par apparaître comme une fiction.

L’exemple de Billy the Kid, personnage folklorique admiré par Dylan, est éloquent : en les superposant, Todd Haynes permet à Dylan d’engendrer Billy à son tour, comme par un juste retour des choses. Si le hors-la-loi renvoie aux racines de la culture américaine, pour le spectateur contemporain, il évoque également les années 60 qui virent émerger de nouveaux westerns américains. Et parmi ces westerns, on pense aussitôt à Pat Garett et Billy the Kid de Sam Peckinpah, où Bob Dylan incarnait un personnage étrange nommée « Alias », témoin de l’action sans identité propre. Dans I’m Not There, Todd Haynes imagine que Billy the Kid, vieillissant, se serait retiré dans une ville appelée « Riddle », qui rappelle nombre de lieux dont parle Dylan dans ses textes (Desolation Row par exemple). L’endroit est aussi une métaphore de la destination empruntée par le chanteur après son accident de moto, retraite de trois ans pendant laquelle il est revenu aux sources de la musique traditionnelle. Bob Dylan cristallise toutes ces références à la culture américaine, devient la clé de voûte du système d’échafaudage imaginaire élaboré par Todd Haynes.

Like a complete unknow

Au « Je est un autre » de Rimbaud, cité dans le film, Todd Haynes répond donc « I’m not there », en s’appuyant sur le titre d’une chanson de Dylan. Un « je » qu’il est impossible à fixer, capable de revêtir des masques différents, sans qu’il se trouve jamais là où on l’attend. Les derniers mots du film, énigmatiques (« Je ne sais pas qui je suis la plupart du temps. C’est comme si on avait hier, aujourd’hui et demain dans la même pièce. ») avouent l’impossibilité de saisir une identité toujours fuyante, mais à laquelle le film attribue le pouvoir de s’introduire dans de multiples existences, partout et dans toutes les époques. Et puisque la quête de son identité débouche nécessairement sur une énigme, Todd Haynes invite à s’en écarter de façon paradoxale : le dernier plan du film dévoile ainsi le vrai Bob Dylan jouant de l’harmonica. Il ouvre enfin la voie à une continuité possible : la musique, seul langage auquel Dylan soit resté constamment fidèle. L’artiste s’éclipse avec ses mystères, et laisse place à l’œuvre. On ne peut imaginer plus belle sortie.

 

(1) D’après une remarque de Marcos Uzal, in « Joies et souffrances des images », Vertigo n°33, avril 2008, p. 44.

Titre original : I'm Not There

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Durée : 135 mn


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