Le style toutefois ne vient pas appuyer plus qu’il ne faudrait l’émotion. Il a bien quelque chose du regard de l’entomologiste. Généralement fait de plans longs, puisant une vitalité essentielle dans le jeu des acteurs, il joue d’un paradoxe élémentaire entre une liberté qui prend forme dans le plan et qui se trouve contenue par le cadre. A la manière des élans de ses personnages qui se prennent constamment les pieds dans les stéréotypes sociaux. Cinéaste néanmoins délicat, Hong Sang-soo donne ainsi à voir les drames de chacun avec une certaine égalité tout en interrogeant notre capacité à les partager. Une question de contenance là encore.
Dans Ha ha ha, deux amis de longue date, un réalisateur, Munkyung, et un critique de cinéma, Jungshik, se retrouvent autour d’un verre. Le premier est sur le point de quitter la Corée pour effectuer un voyage au Canada. En discutant, ils se rendent compte qu’ils ont tous deux effectué un séjour au cours de la même période dans une petite station balnéaire. Ensemble, ils décident de n’en retenir que les souvenirs heureux. Les récits qu’ils en font se succèdent ainsi au rythme des rires et de l’entrechoquement des verres. Ces conviviales ponctuations ouvrent toutefois sur une angoisse non dite, une angoisse que les personnages tenteront d’exorciser en buvant encore et encore. Ici plus que jamais chez Hong Sang-soo, il s’agira pour eux de conjurer le sort.

L’entremêlement des différents niveaux temporels est habituel chez Hong Sang-soo. Ses précédents films offrent de nombreux exemples d’utilisation de scènes renvoyant à des événements antérieurs. Celles-ci sont en général filmées dans un style visuel qui permet une continuité avec le reste, ce qui n’est pas sans garantir un certain effet de surprise lors de la prise de conscience du saut temporel effectué. Dans Ha ha ha, il joue pour la première fois de différences dans le filmage de ces différents niveaux avec un systématisme parfaitement tenu sur la durée. Les scènes montrant Munkyung et Junbgshik buvant et commentant les souvenirs racontés sont ainsi constituées d’un montage de photographies en noir et blanc. Ce choix contribue à donner un ton plus intimiste qu’à l’accoutumée. Ces courtes scènes insistent sur la distance temporelle qui les sépare des histoires racontées. Elles disent avec une très grande justesse l’angoisse des choix, le regret des ratés, tout en les exorcisant à l’aide de quelques verres. Fonction salvatrice du rire pour Hong Sang-soo, qui vient redoubler avec chaleur celle de l’alcool : il éloigne les revenants. Mais uniquement après les avoir laissés venir au plus près. C’est dans ce ludisme cruel que le film trouve et donne à voir une vraie grandeur.
